Les mots de 2018

Certains nous hantent; ils sont comme la mouche du coche. On a beau les écarter d’un geste impatient de la main, ils reviennent en bourdonnant et semblent ne jamais vouloir partir.

D’autres sont des étoiles filantes dans le firmament du français. On les croit installés pour l’éternité, puis ils s’éclipsent.

Voici une modeste compilation des mots et expressions qui ont retenu mon attention durant l’année qui s’achève.

Le mot qui s’incruste

Une vilaine tache qui ne veut pas partir. On la frotte, on la javellise mais rien n’y fait. Je parle ici de partager. Comme d’habitude, les ouvrages français tardent à accepter le nouveau sens erroné qu’elle a pris sous l’influence de l’anglais. Observateurs prudents qu’ils sont. Peut-être espèrent-ils comme moi que le délire créatif entourant ce verbe s’essoufflera. Pour l’instant aucun espoir à l’horizon.

On partage tout : un gâteau, un appartement, un avis, une photo, des souvenirs, sans tenir compte du sens véritable du mot. On l’oublie, mais on partage une chose quand on la divise en plusieurs parts. Partager un document, des photos devient carrément illogique, sauf si on les découpe en morceaux.

Comme si ce beau gâchis sémantique ne suffisait pas, voilà maintenant qu’on décline allègrement partager en mode réflexif. Réplique affreuse de Louis-José Houde dans De père en flic : « Il me le partage! » au lieu de dire tout simplement « Il me le dit. »

Dans un cours de rédaction donné à l’université, j’ai glissé dans un texte l’expression « Je vous partage un rapport d’audit… » Le texte comportait une vingtaine d’erreurs que mes étudiants en traduction devaient repérer. Seulement deux personnes sur vingt-trois ont encerclé l’erreur. Troublant.

Le mot envahissant

Tout est historique. Écoutez les médias et il ne se passe pas une seule journée pour que tel évènement, si futile soit-il, soit qualifié d’historique. J’en suis au point de vouloir faire une compilation de tout ce qui sera considéré comme historique en 2019 et d’envoyer la liste à nos scribes pour qu’ils constatent les dégâts.

L’expression erronée

Le président des États-Unis est polarisant. Trudeau dirait qu’il est divisif. Qu’importe. Polarisant est ce que l’on pourrait qualifier de calque aveugle, de faux ami. Dans notre langue, polariser signifie concentrer en un seul point et non pas être aux antipodes. Le mot clivant suffit à la tâche.

Fâchant que personne n’ait seulement songé à vérifier au dictionnaire… Mais tout le monde sait que la traduction, c’est facile.

En régression

Les scribes ont une tendance naturelle à l’hyperbole. Parfois, ils cherchent aussi un élément de comparaison pour mieux illustrer leur propos. Dans les dernières années, on disait souvent que telle usine était grande comme cinq terrains de football, ce qui n’était pas une mauvaise idée en soi. Toutefois, la répétition de cet étalon devenait quelque peu lassante, car nos scribes sont souvent comme des moutons de Panurge : ils bêlent en troupeau.

La recrue de l’année

Les jeunes l’emploient beaucoup. Je ne serais pas surpris qu’elle gagne du terrain chez les plus âgés et, éventuellement, dans les médias, ceux-ci ne faisant pas toujours la différence entre les niveaux de langue.

Une situation est malaisante. C’est-à-dire elle est embarrassante, perturbante, dérangeante. Ce barbarisme se répand tranquillement. À suivre.

Chose étonnante, les lecteurs du journal belge Le Soir ont élu malaisant comme mot de l’année 2018.

Le petit dernier

Le fou furieux à la Maison-Blanche veut son mur, bon, parce que sans cela je vais péter une crise. C’est clair? Il provoque donc la fermeture du gouvernement, dans un conflit ouvert avec le Congrès. En anglais on parle de shutdown; la brièveté de l’anglais m’étonnera toujours.

L’anglicisme brillait de mille feux et des scribes d’outre-mer ont sauté sur l’occasion pour ajouter cette irrésistible perle à leur florilège d’anglicismes consacrés.

Si la présidence ne s’entend pas avec le Congrès, les opérations du gouvernement sont suspendues; le gouvernement est fermé; le gouvernement est paralysé. Donc, on peut parler de fermeture, de paralysie.

Nul besoin de shutdown en français.

4 réflexions sur « Les mots de 2018 »

  1. Bonjour,
    Je viens d’avoir la mauvaise surprise, à propos de partager, de constater que l’OQLF entrouvre la porte à l’emprunt sémantique « mettre à la disposition d’autres utilisateurs », dans le contexte des contenus numériques (http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?t1=1&id=2128).
    Quelle tristesse de voir cet organisme se décrédibiliser ainsi, en acceptant des anglicismes sans aucune justification! Heureusement, comme vous le dites, les autres dictionnaires ne lui emboitent pas le pas.

  2. Oups… petit lapsus. Le film cité dans lequel Louis-José Houde « partage » sa réplique est De père en flic.

  3. « Fermeture » du gouvernement ne convient pas, en tous cas pour le français de France.
    Je me demande même comment un pays peut fonctionner avec un gouvernement « fermé ».

    Pour pallier aux aléas du pouvoir, chaque pays a des dispositions légales. Il existe en France un dispositif, la « motion de censure », qui, si elle est adoptée par le parlement, peut obliger un gouvernement à démissionner.

    Ce « shutdown » est présenté, dans les journaux français, comme si c’était une procédure légale, pré-établies, mais n’ayant pas de correspondance dans le droit français, il est donc normal de lui conserver son nom anglais. Un peu comme le possible « impeachment » du président aux U.S.A., qui n’existe pas en France, et dont il est justifiable d’en garder le mot anglais, sous peine de faire croire aux gens qu’il existe une pareille disposition dans le droit français. Donc, dans ce cas, il faut garder « Shutdown », et l’expliquer.

    Si par contre c’est juste une « façon de parler » pour dire que le gouvernement est en situation de paralysie, alors le mot paralysie convient.

    Mais le mot « fermeture » utilisé dans ce contexte gouvernemental sonne alors comme une traduction littérale depuis l’anglais, car même en vieux français je pense qu’on aura du mal à trouver qu’on puisse « fermer » un gouvernement, et surtout temporairement comme on ferme une boutique pour les vacances d’été.

    1. Je suis d’un tout autre avis,
      Avant toute chose, il convient de régler le cas du mot gouvernement. Les Anglo-Saxons ont tendance à appeler government aussi bien l’État que le gouvernement proprement dit ou encore que n’importe quelle administration locale.

      En français, le mot gouvernement désigne le premier ministre, les ministres et les secrétaires d’État, ou les instances équivalentes lorsqu’on parle d’un autre pays. Autrement dit, l’exécutif d’un pays, à L,exception du chef d’État. On évitera donc le mot gouvernement lorsqu’il est question de « shutdown ».

      Concrètement, il est réellement question de fermeture quand on parle de « shutdown », non du gouvernement ou de l’État, mais des services de l’État (fédéral), autrement dit, des administrations fédérales (ou de l’Administration).
      Comme les budgets ne permettent plus de payer les fonctionnaires si le Congrès refuse d’en voter une augmentation, on renvoie simplement ces derniers chez eux. Il s’ensuit donc bien, au sens propre, une fermeture des services de l’État ou des administrations fédérales.

      Le gouvernement, au seul sens qui vaille, et le Congrès restent quant à eux bel et bien au travail.

      Enfin, il résulte de la fermeture ou de l’arrêt des administrations une paralysie de l’État (et non du gouvernement).

      Rien ne justifie d’employer « shutdown » comme terme principal en français, lorsqu’on peut parler de fermeture des administrations ou des services de l’État.

      Quand à « empeachment », il s’agit simplement d’une procédure de destitution.

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