L’anglais exerce un attrait irrésistible chez les jeunes francophones. Certains d’entre eux – et beaucoup de leurs aînés – voudraient que l’on élargisse l’accès à l’école anglaise au Québec. Le fait que la moitié des Montréalais n’ont plus le français pour langue maternelle ne semble pas les émouvoir.
Il n’est peut-être pas mauvais de leur rappeler quelle était la situation avant que le valeureux combat de Camille Laurin ne mène à l’adoption de ce que l’on appelle faussement la loi 101.
Faussement, car son vrai nom est la Charte de la langue française.
Montréal ville française?
Tout d’abord un point important : Montréal est la seconde ville française du monde. Mais cet état de fait aurait été imperceptible pour un étranger qui y débarquait. Les murs étaient tapissés de pubs uniquement en anglais. Bon nombre d’entreprises tenues par des francophones s’affichaient uniquement en anglais. Notre visiteur aurait eu l’impression d’être arrivé dans une ville ontarienne ou américaine n’eût été la langue parlée par la majorité de la population.
Mes parents devaient parler anglais
Ma mère est née en 1920. Pendant les années 1940, elle a travaillé comme opératrice à Bell Canada. Même si elle œuvrait dans la seconde ville française du monde, elle devait répondre ainsi aux appels : « Operator. » Bien entendu, lorsque l’interlocuteur était francophone elle passait au français.
Sa superviseure était anglophone, ce qui à l’époque était courant, car ceux qui détenaient les postes d’autorité dans les grandes entreprises parlaient la langue de Shakespeare, uniquement la langue de Shakespeare. Un jour, elle a demandé à ma mère de lui rédiger un rapport sur une situation précise. Ce que ma mère a fait, mais en français.
Troublée, la superviseure lui a demandé pourquoi elle avait rédigé son texte. « Parce c’est ma langue » a rétorqué ma mère. L’autre a viré les talons. Bien entendu, ma mère parlait anglais, mais elle avait aussi sa fierté.
Mon père a un jour sollicité un emploi à la Banque Royale, la Royal Bank of Canada, dont le siège social était à Montréal. On lui a refusé l’emploi parce qu’il ne parlait pas suffisamment pas anglais.
Dans les années 1940, 1950 et même 1960, l’affichage commercial de la métropole était massivement anglais, même si les trois quarts des habitants étaient francophones. Et tout le monde semblait trouver cette situation normale. Des municipalités sises sur l’île de Montréal, comme Westmount, Mont-Royal et plusieurs autres faisaient figure de camps retranchés pour la minorité anglophone. D’ailleurs des anglophones refusaient de vendre leur maison à des francophones pour préserver la pureté du quartier.
Beaucoup de vendeurs dans les magasins à rayons étaient incapables de répondre en français à leurs clients francophones. Ceux-ci devaient s’adresser au vendeur dans sa propre langue, une situation inimaginable ailleurs. Certains commis ne se gênaient d’ailleurs pas pour étaler leur mépris des francophones en intimant au client de parler anglais : Speak white, leur disaient-ils.
L’immense majorité des Anglo-Montréalais étaient incapables de faire une phrase en français. Pire, ils ne voulaient absolument rien savoir de cette langue, qu’ils considéraient comme une sorte de créole inférieur parlé par une majorité qu’ils méprisaient ouvertement. L’Afrique du Sud en Amérique du Nord.
Il était donc parfaitement possible pour une personne née à Montréal d’y passer sa vie entière sans apprendre le français. Malgré toutes les avancées des quarante dernières années, c’est toujours possible, bien que plus difficile.
L’équipe emblématique des Canadiens de Montréal était gérée en anglais. Des joueurs vedettes anglophones y passaient leur carrière sans apprendre un seul mot de la langue des partisans, qui payaient pourtant leur salaire. Certains diront, avec raison, que ça n’a pas du tout changé.
Avant le Parti québécois
L’élection du Parti québécois a résonné comme un coup de tonnerre chez les anglophones montréalais. La colère des bantoustans francophones les a sidérés. Certains se sont soudain aperçus que non seulement Montréal, mais aussi le Québec, était majoritairement francophone. Quel choc!
L’adoption de la Charte de la langue française a profondément bousculé un grand nombre d’anglophones. Les réactions hystériques fusaient. Les droits fondamentaux des anglophones étaient bafoués; le Dr Camille Laurin était comparé au sinistre Dr Joseph Goebbels; le Parti québécois était un parti nazi. Certains francophones m’ont dit que c’était au contraire un parti communiste…
Plus 130 000 anglophones sont allés s’établir à Toronto et ailleurs, incapables d’accepter que la langue principale du Québec puisse être le français, au même titre que l’anglais est la langue de l’Ontario. Le fait que le gouvernement du Québec, la Ville de Montréal leur offraient tous leurs services en anglais ne pesait pas lourd dans la balance. Cela leur était dû tout simplement.
Ceux qui sont restés ont dû s’adapter. Pas tous ne l’ont fait. En 1976, je travaillais dans une librairie de Laval et les clients anglophones se plaignaient ainsi : « This store is getting more and more french. » Il n’y avait pas un livre de plus en français qu’avant. Il est vrai que certains commis faisaient du zèle et s’adressaient à eux en français… Ils étaient estomaqués. Jamais ils n’avaient vu autant d’audace.
Pire, dans une librairie du centre-ville de la métropole, une dame me demande en 1979 si nous avons des livres en anglais. Je réponds que non (en anglais). Elle tourne la tête et dit à sa compagne : « They don’t read. »
Je ne me suis jamais senti aussi insulté. Je lisais Victor Hugo, Émile Zola, Michel Tournier et bien d’autres, et cette chipie bornée avait l’outrecuidance de me dire à moi que je ne lisais rien!!! Et bien je lisais Dickens, madame. Connaissait-elle seulement Victor Hugo?
Après l’adoption de la Charte de la langue française
Bien entendu, les choses ont changé par la suite. Telle une chrysalide qui se transforme en papillon, ma ville s’est parée de ses plus beaux atours français. Fini les affiches seulement en anglais ou dans les deux langues. Les petits commerces tenus par des immigrés parlaient tout à coup français. Mon restaurant indien favori avait enfin des serveurs capables de répondre dans ma langue.
Pour la première fois de ma vie, j’avais l’impression de vivre dans une ville française. J’en ressentais beaucoup de fierté.
Aujourd’hui
Je vis maintenant à Gatineau et, pour moi, le visage de la métropole est toujours français. Mais, depuis quelques années, je constate une recrudescence dans l’affichage unilingue anglais dans le centre-ville, chaque fois que j’y retourne. On m’accueille parfois en anglais, alors que ce phénomène s’était fait beaucoup plus rare, naguère.
Les dernières enquêtes montrent que les anglophones de Montréal et du Québec connaissent pour la plupart le français. Tout un virage par rapport aux années 1940. Ma mère ne s’y reconnaîtrait plus.
Je suis toutefois inquiet de voir que bien des francophones semblent baisser la garde. Les derniers sondages montrent qu’ils voudraient que l’accès des francophones aux écoles anglaises soit élargi. C’est de l’inconscience pure. La proportion de francophones au Québec glisse lentement; celle des francophones dans la métropole chute de manière très inquiétante.
Il faut rester vigilant. S’ils étaient encore là, mes parents vous le diraient. Ce n’est pas le temps de saper la Charte de la langue française. Il faut la renforcer. Après tout, n’est-elle pas « une grande loi canadienne », comme le disait l’ancien ministre libéral fédéral Stéphane Dion?