Une citation de Ségolène Royal, ministre française de l’Environnement, datant de juin 2015 : « Nous sommes tous comptables de ce qui se passe. Personne ne pourra s’exonérer de sa responsabilité à l’égard du dérèglement climatique. »
On imagine mal pareille éloquence chez un ministre québécois. Nul doute que le mot comptables aurait été remplacé par l’omniprésent imputables, faute de langue déjà dénoncée dans cette chronique. Quant à la deuxième phrase, son lyrisme en aurait fait sourire beaucoup, ceux qui s’élèvent contre le soi-disant purisme des « ayatollahs de la langue ». Ceux qui prétendent parler une langue authentique, une langue « vraie ».
Ce qui est remarquable, voire unique, c’est que tant au Canada qu’au Québec, les élites s’expriment mal. Politiciens, gens d’affaires, avocats, notables en tous genres cherchent leurs mots; leurs phrases sont bancales, truffées d’anglicismes et de fautes de syntaxe.
Encore plus remarquable et inquiétant est le fait de voir certains d’entre eux défendre le charabia qu’ils utilisent dans leurs communications publiques. Eux parlent pour être compris, ils ne sont pas snobs.
Et voilà! Comme disent les Anglais, le chat sort du sac. Un bel exemple de l’anti-intellectualisme qui sévit au Québec et partout en Amérique du Nord. Nous vivons dans un continent de défricheurs. Ceux qui ont ouvert le chemin en colonisant de nouvelles régions, les bâtisseurs qui ont lancé des entreprises tiennent le haut du pavé. Les autres ne sont que des brasseurs de nuages.
Le contraste avec notre glorieuse mère patrie, la France, est saisissant. Sans vouloir idéaliser nos cousins, on peut dire sans risque de se tromper que les intellectuels y sont beaucoup plus prisés qu’ici. On les écoute, on les admire. Tout président français cherche à laisser un héritage culturel, souvent un musée, une salle de spectacle. Chirac a son musée de l’art autochtone, Mitterand a laissé une bibliothèque et un nouvel opéra. Les dignitaires français se targuent de lire des livres, peuvent discourir sur la littérature de leur pays.
Oublions l’épouvantail qu’était le triste premier ministre canadien à ce sujet. Nul doute que les Trudeau, Couillard, Marois, Charest, Bouchard, Landry et autres lisent de la littérature. Mais s’en vantent-ils? Leur a-t-on déjà demandé quels sont leurs auteurs favoris? En fait, cela n’intéresse à peu près personne. Bien plus facile de se moquer des locutions latines de Bernard Landry.
Les élites ayant mauvaise presse, alors pourquoi ne pas compenser toutes ces lacunes en soutenant que le français parlé au Québec est en fait une langue à part entière? On croit rêver : nos ignorances collectives élevés au rang de langue!
Une langue est un système organisé doté d’un vocabulaire répertorié dans des ouvrages et d’une grammaire appliquée par ses locuteurs. Si on a recensé les québécismes un peu partout – certains sont maintenant intégrés dans les grands dictionnaires français, on chercherait vainement une grammaire du québécois. Et où sont les ouvrages sur les règles de syntaxe de ce prétendu idiome?
De fait, le québécois n’est pas une langue véritable. Il a certes un vocabulaire pittoresque fleurant le terroir : batture, ouananiche, érablière, etc. Il a aussi ses expressions amusantes : grimper dans les rideaux, se faire passer un sapin.
Mais cela ne fait pas de notre français une langue à part entière. Les Suisses romans ont aussi leurs expressions régionales, tout comme les Sénégalais et les Belges. Or, jamais ne penserait-on à élever le wallon au rang de langue.
Le québécois est un dialecte français composé d’un enchevêtrement de régionalismes savoureux, certes, mais aussi de faux sens (imputabilité), de solécismes (débuter un projet) et d’anglicismes de toutes sortes (les témoins ont été rencontrés). Le tout dans une syntaxe souvent calquée sur l’anglais. Bref une langue déconstruite.
Faut-il s’en étonner? Bien sûr que non. J’aimerais bien voir les Français d’aujourd’hui baigner dans un océan anglophone. Eux aussi y perdraient leur latin et tous les repères essentiels pour parler une langue correcte.
À cause de la conquête de 1760, le français du Canada a été coupé des évolutions successives de la langue de la mère patrie. Nous avons gardé des accents et des prononciations de l’Ancien Régime. Sous les coups de boutoir de l’anglais, présenté par nos conquérants comme une langue supérieure émanant d’une civilisation supérieure, notre propre idiome s’est étiolé. Privé d’oxygène, quoi.
Mais il a survécu. Pour les Québécois et les autres francophones du Canada, parler français c’est exister. Et pour continuer d’exister, il ne faut pas que la langue d’ici devienne une sorte de créole, que certains essaient de faire passer pour une langue à part entière.