Avez-vous des enjeux?

Avez-vous des enjeux, ces temps-ci?

À écouter tout le monde autour de nous, on a l’impression qu’il y a des enjeux partout. Des enjeux de sécurité dans le centre-ville, des enjeux climatiques, des enjeux avec une tondeuse à gazon, des enjeux avec son voisin…

Bref, c’est à devenir fou.

Chers communicateurs, êtes-vous conscients de ce que vous dites? Avec enjeu, vous atteignez des sommets de ridicule. Ouvrir un dictionnaire, peut-être?

Mais qu’est-ce qu’un enjeu?

Un enjeu est l’argent que l’on mise au début d’une partie; ce que l’on peut gagner ou perdre dans une entreprise. Par exemple, l’enjeu d’un conflit.

Le plus souvent, enjeu est employé à tort au sens de PROBLÈME. Une sorte de pudeur étrange fait que plus personne ne l’emploie. Si le mot problème vous met mal à l’aise, pourquoi ne pas parler de DIFFICULTÉ, D’OBSTACLE À SURMONTER?

Affolant de voir comment une faute de langue peut devenir aussi envahissante, surtout quand les médias se mettent de la partie et embouchent la trompette de l’impropriété.

En tout cas, moi je n’ai pas d’enjeu… seulement de l’urticaire à vous lire et à vous entendre.

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World class

Une cité universitaire de classe mondiale. Une entreprise de recyclage des déchets de classe mondiale. Ne sentez-vous pas le besoin d’aérer la pièce? Des relents d’américain nous empestent.

Devant l’omniprésence de la langue américaine, les langagiers ressemblent parfois à des poules sans tête et se contentent de calquer l’original anglais sans se poser de question.

Pourtant, même si ce réflexe se perd dans la francophonie, il y a souvent moyen de traduire, même si le calque syntaxique fait figure de sirène…

Les traductions les plus simples

Suivre la logique de l’anglais est toujours invitant. Nous aurons donc une cité universitaire de calibre, de classe, de niveau ou de rang mondial. Elle pourrait aussi être d’envergure mondiale ou internationale.

Comme on le voit, on pourra jongler avec les mots international(e) et mondial(e).

Des traductions plus imaginatives

Je sais, tout est demandé pour avant-hier. Mais ne pourrait-on pas parler d’une entreprise incomparable de recyclage des déchets? D’une excellente entreprise, d’une entreprise à la fine pointe, ultramoderne? Bref, une entreprise de (grande) renommée.

La notion de « calibre international » est ainsi implicitée. Et le français s’en porte mieux.

Quelques exemples glanés dans la Grande Toile

World class regulatory regime = un puissant outil de planification.

World class researchers = d’éminents chercheurs; des chercheurs de premier ordre.

World class technology = une technologie de pointe.

D’autres idées?

QR code

Bonjour, comment vont vos code-barres bidimensionnels?

Vous savez, ces gribouillis labyrinthiques en forme de carré. Vous les balayez avec votre téléphone et hop! accès direct à un site web.

Vous avez sans doute reconnu les fameux QR code, comme on dit en Europe, appelés ici au Québec code QR. Que signifie au juste l’initiale QR? Quick response, donc un code de réponse rapide. Je ne pousserai pas le purisme jusqu’à proposer cette traduction; il me semble que code QR est suffisant.

Bien sûr, il ne scintille pas de mille feux comme l’anglicisme, parfaitement inutile d’ailleurs. Le QR code est le parfait exemple d’un terme anglais facilement traduisible en français.

L’OQLF

Les code-barres bidimensionnels précités sont une proposition de l’Office québécois de la langue française. Proposition qui fera certes des gorges chaudes outre-Atlantique, où l’on a perdu l’habitude de traduire dès que ça vient de l’Amérique.

Néanmoins, il faut reconnaitre que la traduction de l’OQLF demeure obscure et quelque peu pompeuse. C’est pourquoi il ne me semble pas avisé de l’adopter.

Sensitivity readers

Le concept est anglo-saxon, alors il est normal qu’il soit exprimé en anglais, du moins dans un premier temps.

Les sensitivity readers sont des traqueurs qui scrutent les manuscrits pour isoler les expressions susceptibles d’indisposer certains membres des minorités. Ces épurateurs modifient le contenu des œuvres pour les rendre plus acceptables.

On a tous entendu parler de Dix petits nègres d’Agatha Christie dont le titre est devenu Ils étaient dix. Ce qui est moins insultant, on avouera.

Kevin Lambert, lauréat québécois du Prix Médicis pour Que notre joie demeure, a embauché une Canado-Haïtienne pour s’assurer de la crédibilité d’un personnage d’origine haïtienne.

Ai-je besoin de préciser que ce courant de purification littéraire vient des États-Unis? Nul ne sera surpris qu’il envahisse le Canada, mais aussi la France et sûrement le reste de l’Europe.

Traduction

L’Office québécois de la langue française propose lecteur sensible, mais aussi démineur éditorial. Voilà qui ne manque pas de piquant et ce dernier terme a été proposé par la Commission d’enrichissement de la langue française.

Il est clair que l’américanisme est promis à un bel avenir ici et en Europe. Cela ne signifie pas qu’il est impossible de la traduire en français.

Je salue le journal parisien Le Figaro qui se donne la peine de chercher des traductions, contrairement au Monde qui se gargarise allègrement dans ce nouvel anglicisme excitant.

La récolte ne manque pas d’intérêt : conseillers culturels, correcteurs de sensibilité, mais aussi des traductions plus radicales comme censeurs littéraires. Évidemment, ce dernier terme n’est pas tout à fait neutre, c’est le moins que l’on puisse dire. Les personnes à l’affut de la moindre incartade sémantique seront évidemment fâchées qu’on les traite de censeurs. Par ailleurs bien des gens estiment qu’ils n’ont pas à se faire dire ce qu’ils doivent ou ne doivent pas lire.

À mon sens, correcteurs de sensibilité est une belle trouvaille. Des lecteurs m’ont envoyé toutes sortes de suggestions, que je vous livre en vrac : expurgateurs, euphémisateurs, aseptiseurs...

Un lecteur me signale le terme anglais bowdlerization, du nom de Thomas Bowdler qui, au XIXe siècle, a épuré les œuvres de Shakespeare pour qu’elles conviennent mieux aux femmes et aux enfants.

Donc, rien de nouveau sous le soleil. Dans quelle mesure ces propositions arriveront-elles à s’implanter? Je demeure d’un optimisme prudent…

Tipflation

En avez-vous assez de vous sentir obligés de laisser un pourboire à tout employé d’un commerce? Peu importe qu’il vous ait vraiment servi (comme au restaurant) ou qu’il ne fasse qu’enregistrer votre achat à la caisse?

Le terme tipflation vient d’apparaitre en Amérique anglophone et nul doute que les francophones seront tentés de l’adopter. Hélas, les mots valises ne se forment pas aussi facilement en français, de sorte qu’il nous faudra recourir à une périphrase comme l’inflation par les pourboires.

Car cette surenchère des pourboires alimente l’inflation. Naguère, il était convenu que 15 pour 100 suffisaient; aujourd’hui on ouvre les enchères à 18 pour 100, quand ce n’est pas 20 et plus. Les machines ne semblent pas nous laisser le choix.

En fait si. Mais il faut une certaine dose de volonté pour naviguer dans le menu de ces lecteurs pour trouver enfin l’option zéro pourboire ou encore celle qui permet de choisir le montant exact. On peut aussi s’en sortir en payant comptant.

On ressent bien sûr une certaine culpabilité de ne rien donner. Mais au fond, de quel droit nous force-t-on la main ainsi?

Les consommateurs excédés

Comme le relatait Bankrate, une société de services financiers aux consommateurs sise à New York, les deux tiers des Américains ont une opinion négative des pratiques de pourboire. Près de 30 pour 100 d’entre eux estiment que ces pratiques sont devenues incontrôlables, parce qu’un nombre croissant d’entreprises incitent leurs clients à donner un pourboire pour des services au comptoir. Les pourboires inscrits sur les terminaux de paiement sont également un irritant.

Certes, certains employés sont mal payés et ils essaient d’arrondir leurs gains en sollicitant des pourboires. Je peux comprendre, mais il faut garder en tête qu’un pourboire est une récompense, une gratification pour un service rendu.

OK boomer, je sais…

Snowbirds

Les snowbirds prendront bientôt leur envol vers le Sud, si ce n’est pas déjà fait. La réalité climatique du Canada impose des choix que des retraités bien en moyens peuvent faire, c’est-à-dire de migrer vers la Floride qui offre des plages et de la chaleur. Au printemps, nos oies blanches bronzées rentrent au bercail.

Le français, lui, perd des plumes. Nos plumitifs utilisent abondamment le terme anglais snowbirds pour décrire ces réfugiés de l’hiver. Les personnes fuyant l’hiver ont même fondé une Association canadienne des snowbirds.

Dans certains textes (très rares) on mentionne l’existence de ces Canadiens retraités migrateurs, qu’on pourrait aussi appeler les migrants hivernaux.

Bien entendu, les périphrases font pâle figure comparativement à l’anglais fulgurant comme le claquement d’un fouet. En un battement d’aile, la langue de Shakespeare impose encore son vocabulaire.

Dégenrer le français?

Le président Macron a profité de l’inauguration de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts pour dénoncer l’écriture inclusive. Il appelle les francophones à ne pas céder « aux airs du temps » et à « garder aussi les fondements, les socles de sa grammaire, la force de sa syntaxe. »

Il s’élève contre des fioritures, comme l’ajout de points dans le milieu des mots. Le président est aussi d’avis qu’en français le masculin sert de genre neutre. Au fond, le président de la République pose une question fondamentale : faut-il dégenrer le français?

Dégenrer

C’est une question complexe. Le français est une langue genrée et on ne peut y échapper. Les choses seraient plus simples si on avait retenu une autre dénomination que « masculin » et « féminin ». Par exemple le genre neutre ou non-neutre; le genre A ou le genre B.

D’aucuns font valoir que genre et sexe ne correspondent pas. Il y a en effet des gazelles de sexe masculin, tout comme des hyènes et des tortues masculines. Cependant il s’agit à mon sens d’un sophisme, puisque certains grammairiens ont affirmé, par le passé, que le genre masculin l’emportait tout simplement parce que les hommes sont supérieurs aux femmes…

Maintenant, comment enlever le genre en français? « Vaste programme » aurait dit de Gaulle. Je ne suis pas nécessairement en désaccord avec l’adoption d’un pronom comme iel. Mais les choses se gâtent rapidement quand on triture les accords de verbes et d’adjectifs avec des parenthèses, des tirets et des points médians. Il y a un problème de lisibilité.

Que faire?

J’avoue que je n’ai pas de solution miracle à proposer.

Pendant ma carrière en enseignement, j’ai vu un bon nombre de jeunes traductrices me dire que, finalement, la solution traditionnelle de faire prédominer le masculin sur le féminin était la moins mauvaise. Cette affirmation m’a un peu surpris. Elle comporte pourtant bien des avantages : notamment éviter les doublons pénibles comme « les Canadiennes et les Canadiens », mais surtout l’introduction de graphies tronquées qui sont loin de faire l’unanimité. 

Réforme et usage

Comme disent les Arabes « Les chiens aboient et la caravane passe. » C’est souvent l’usage qui tranche, pour le meilleur et pour le pire. Par exemple, l’Académie a été obligée d’accepter la féminisation des titres parce qu’elle s’est largement répandue dans la francophonie, sous l’impulsion du Québec, soit dit en passant. La même Académie disait naguère que la féminisation constituait un péril pour la langue française…

Par ailleurs, les rectifications orthographiques proposées en 1990 ne se sont pas glissées dans l’usage des grands médias, ni dans celui des écrivains.

La sortie de Macron s’inscrit dans un courant conservateur bien implanté en France pour des raisons historiques précises. Naviguer dans les méandres du français est un signe de réussite sociale, ce qui explique en bonne partie la réaction du président de la République.

Alors, dégenrer le français? Même réponse que pour une réforme de la grammaire et de l’orthographe : seulement quand tout le monde le fera.