Le mur concret?

Le fameux mur du fou furieux de la Maison-Blanche n’a pas fini de défrayer la chronique – et nul doute qu’on reparlera en 2019. Pour l’instant c’est l’impasse entre le Congrès et la présidence. Les opérations du gouvernement sont en bonne partie paralysées, ce que l’on appelle en anglais le shutdown, anglicisme repris en chœur par la presse francophone.

Le chef de cabinet sortant du président a fait la déclaration qui suit :

Nous avons abandonné l’idée d’un mur solide et concret lors des débuts de ce gouvernement.

Il s’agit de la traduction de la phrase suivante :

Trump abandoned the notion of “a solid concrete wall early on in the administration.”

La traduction vient de l’Agence France Presse. Manifestement, le journaliste n’a pas compris ce que voulait dire Kelly et a fait une traduction littérale qui, en français, est étrange.

Un mur concret ? L’incongruité de l’expression aurait dû mettre la puce à l’oreille de tout le monde.

Le journaliste fait preuve d’une double ignorance : 1) Le mot concrete renvoie à du béton et non à l’adjectif concret ; 2) l’anglais opère un renforcement en qualifiant le béton de solide, ce qui est un pléonasme, mais aussi une forme de doublon fréquemment utilisé dans la langue de Shakespeare. Ce genre de doublon ne s’importe pas toujours en français.

Je ne m’étendrai pas sur la curieuse cooccurrence « lors des débuts du gouvernement » que l’on aurait pu rendre par : « lorsque le gouvernement s’est installé/a pris le pouvoir. »

Je ne lance pas la pierre au scribe qui est tombé dans l’un des multiples pièges de la traduction, celui des faux amis. Mais cet exemple démontre, encore une fois, que la traduction ne se limite pas à un exercice binaire de transposition mot à mot du texte original.

En terminant, je souhaite à tous mes lecteurs une très belle année 2019, à l’enseigne de la francophonie fièrement assumée.

Les mots de 2018

Certains nous hantent; ils sont comme la mouche du coche. On a beau les écarter d’un geste impatient de la main, ils reviennent en bourdonnant et semblent ne jamais vouloir partir.

D’autres sont des étoiles filantes dans le firmament du français. On les croit installés pour l’éternité, puis ils s’éclipsent.

Voici une modeste compilation des mots et expressions qui ont retenu mon attention durant l’année qui s’achève.

Le mot qui s’incruste

Une vilaine tache qui ne veut pas partir. On la frotte, on la javellise mais rien n’y fait. Je parle ici de partager. Comme d’habitude, les ouvrages français tardent à accepter le nouveau sens erroné qu’elle a pris sous l’influence de l’anglais. Observateurs prudents qu’ils sont. Peut-être espèrent-ils comme moi que le délire créatif entourant ce verbe s’essoufflera. Pour l’instant aucun espoir à l’horizon.

On partage tout : un gâteau, un appartement, un avis, une photo, des souvenirs, sans tenir compte du sens véritable du mot. On l’oublie, mais on partage une chose quand on la divise en plusieurs parts. Partager un document, des photos devient carrément illogique, sauf si on les découpe en morceaux.

Comme si ce beau gâchis sémantique ne suffisait pas, voilà maintenant qu’on décline allègrement partager en mode réflexif. Réplique affreuse de Louis-José Houde dans De père en flic : « Il me le partage! » au lieu de dire tout simplement « Il me le dit. »

Dans un cours de rédaction donné à l’université, j’ai glissé dans un texte l’expression « Je vous partage un rapport d’audit… » Le texte comportait une vingtaine d’erreurs que mes étudiants en traduction devaient repérer. Seulement deux personnes sur vingt-trois ont encerclé l’erreur. Troublant.

Le mot envahissant

Tout est historique. Écoutez les médias et il ne se passe pas une seule journée pour que tel évènement, si futile soit-il, soit qualifié d’historique. J’en suis au point de vouloir faire une compilation de tout ce qui sera considéré comme historique en 2019 et d’envoyer la liste à nos scribes pour qu’ils constatent les dégâts.

L’expression erronée

Le président des États-Unis est polarisant. Trudeau dirait qu’il est divisif. Qu’importe. Polarisant est ce que l’on pourrait qualifier de calque aveugle, de faux ami. Dans notre langue, polariser signifie concentrer en un seul point et non pas être aux antipodes. Le mot clivant suffit à la tâche.

Fâchant que personne n’ait seulement songé à vérifier au dictionnaire… Mais tout le monde sait que la traduction, c’est facile.

En régression

Les scribes ont une tendance naturelle à l’hyperbole. Parfois, ils cherchent aussi un élément de comparaison pour mieux illustrer leur propos. Dans les dernières années, on disait souvent que telle usine était grande comme cinq terrains de football, ce qui n’était pas une mauvaise idée en soi. Toutefois, la répétition de cet étalon devenait quelque peu lassante, car nos scribes sont souvent comme des moutons de Panurge : ils bêlent en troupeau.

La recrue de l’année

Les jeunes l’emploient beaucoup. Je ne serais pas surpris qu’elle gagne du terrain chez les plus âgés et, éventuellement, dans les médias, ceux-ci ne faisant pas toujours la différence entre les niveaux de langue.

Une situation est malaisante. C’est-à-dire elle est embarrassante, perturbante, dérangeante. Ce barbarisme se répand tranquillement. À suivre.

Chose étonnante, les lecteurs du journal belge Le Soir ont élu malaisant comme mot de l’année 2018.

Le petit dernier

Le fou furieux à la Maison-Blanche veut son mur, bon, parce que sans cela je vais péter une crise. C’est clair? Il provoque donc la fermeture du gouvernement, dans un conflit ouvert avec le Congrès. En anglais on parle de shutdown; la brièveté de l’anglais m’étonnera toujours.

L’anglicisme brillait de mille feux et des scribes d’outre-mer ont sauté sur l’occasion pour ajouter cette irrésistible perle à leur florilège d’anglicismes consacrés.

Si la présidence ne s’entend pas avec le Congrès, les opérations du gouvernement sont suspendues; le gouvernement est fermé; le gouvernement est paralysé. Donc, on peut parler de fermeture, de paralysie.

Nul besoin de shutdown en français.

Clash

Clash fait partie du cortège d’anglicismes qui pullulent en Europe francophone. On entend ce mot assez souvent de ce côté-ci de l’Atlantique. D’ailleurs il est entré dans les dictionnaires. On le définit ainsi : un désaccord violent, un conflit, une rupture. Notions qui pourraient être rendues par choc, affrontement.

Mais ce terme est-il un autre intrus en chapeau melon dans notre langue ou bien décrit-il une réalité spécifique?

Le mot clash revient parfois lorsqu’il est question de groupes politiques en conflit et qu’un affrontement violent se prépare. Par ailleurs, l’expression clash des civilisations a pris du galon depuis de nombreuses années. Un livre a d’ailleurs été écrit sur le sujet.

Le titre de l’ouvrage en français : Le choc des civilisations…

Selon l’auteur, Samuel P. Huntington, l’immigration de plus en plus importante dans les pays occidentaux entraînerait une guerre des cultures, dont les actions terroristes de l’islam intégriste seraient une illustration. Les conflits du nouveau siècle ne seraient plus des affrontements militaires traditionnels entre nations, mais des conflits culturels.

Ce qui nous ramène à la question initiale : clash a-t-il sa place en français? On pourrait parler de différend, dispute, comme le propose le Larousse anglais-français (sans d’ailleurs donner l’anglicisme clash…). Mais ces traductions sont quelque peu décevantes; elles n’ont pas la force de frappe de clash.

Affrontement et choc demeurent les plus pertinents lorsqu’on se mesure à clash.

 

Divisif

Notre société est de plus en plus divisée. Les positions bien tranchées défendues avec hargne dans les médias sociaux écorchent les sociétés libres et démocratiques. Au point où certains n’osent plus intervenir.

On parle souvent de questions polarisantes, un faux ami importé de l’anglais, allègrement propagé par tout ce qui gribouille et qui scribouille, comme disait le Général… Voir mon article à ce sujet.

Notre premier ministre, quant à lui, parle des enjeux divisifs… Autre emprunt de l’anglais. Celui-là relève d’une certaine logique : est divisif ce qui divise, n’est-ce pas? Malheureusement le terme ne figure pas dans les dictionnaires. Mais diviseur, lui, existe bel et bien, au sens d’une personne qui sème la division. Alors pourquoi ne pas en faire un adjectif?

La laïcité de l’État est un sujet diviseur.

Mais il y a d’autres moyens d’en sortir.

La meilleure solution consiste à employer l’adjectif clivant, dont le sens est clair, dixit Le Petit Robert :

Qui crée un clivage au sein d’un groupe, qui divise. Les sujets clivants.

On peut aussi s’en sortir par une périphrase :

La position de ce parti sème la division, elle attise les débats, jette de l’huile sur le feu (selon le contexte).

Ce qui sème la division est par définition controversé. Voilà qui est incontestable.