La langue française n’est guère friande de répétitions, qui sont considérées depuis le XVIIe siècle comme des fautes de style. Toute personne qui traduit de l’anglais au français a déjà constaté que les anglophones ne s’embarrassent pas de cette considération stylistique. Ils répètent à qui mieux mieux et ça ne leur fait pas un pli.
Les deux langues ont des optiques narratives bien différentes. L’anglais décrit tout ce qu’il voit de sorte que le texte peut être comparé à un film dans lequel on vous raconte tout du début à la fin. S’ensuivent bien sûr bon nombre de répétitions. Des syntagmes entiers sont repris sans jamais être abrégés, le recours aux pronoms étant rare. Mais pour un anglophone, son texte est ultra précis. Le fait que certains éléments contextuels sont rappelés sans cesse ne l’embarrasse pas du tout.
Cette liberté (qui fait sans doute rêver bien des francophones) a au moins une conséquence : la multiplication des évidences.
Évidences
La phrase qui suit paraît bien naturelle.
Le ministre a demandé et obtenu l’ouverture d’une enquête.
Un bel exemple de cette cinématographie dont je parlais plus tôt; on voit l’action se dérouler devant nous. Un peu de popcorn? Cette phrase contient pourtant une évidence : si une enquête a été ouverte, c’est que le ministre l’a demandé. Un autre exemple encore plus éloquent :
Le rapport a été reçu, lu, analysé et commenté.
Il y a ici une espèce de crescendo créant un bel effet, comme dans un opéra de Puccini. Magnifique. Mais, quand on y pense, si le rapport a été commenté, c’est sûrement qu’il a été reçu, que des experts l’ont lu, qu’ils en ont fait l’analyse et ont ensuite formulé leurs commentaires. Ne serait-il pas plus simple de dire :
Le rapport a été commenté par les experts.
Évidemment, c’est sec, mais la phrase est raccourcie sans perte de sens.
L’anglais n’étant pas corseté par les exigences stylistiques du français, il peut s’en donner à cœur joie en reprenant continuellement les mêmes termes.
Par exemple, un texte portant sur l’immigration parlera ad nauseam des immigration officers. En français, on aura tendance à parler des agents, tout court. C’est ce qu’on appelle l’économie par évidence. Dans le même contexte, il sera question d’un immigration report, terme qui pourrait revenir des dizaines de fois dans le texte. Le traducteur consciencieux cherchera des formules rechange, tout d’abord en abrégeant avec le mot rapport. Il emploiera aussi des synonymes comme étude, document, etc. Enfin, il pourra recourir au pronom il.
Parfois, le traducteur fera tout simplement sauter un élément qui va de soi.
Voici un exemple authentique tiré d’un texte du gouvernement fédéral.
Budget 2010 commits the government to engage with public sector bargaining agents on bargaining issues.
Rendu par : … Le budget de 2010 engage le gouvernement à traiter avec les agents négociateurs du secteur public.
Il est évident que les questions traitées avec des agents négociateurs porteront sur les négociations et pas sur autre chose.
En fait, le traducteur dispose de plusieurs moyens pour éviter les répétitions :
- Un synonyme.
- Un pronom personnel.
- Un pronom démonstratif (celui-ci, ce dernier).
- Un pronom relatif.
- Les pronoms adverbiaux y et en.
Il peut aussi restructurer la phrase, comme dans le précédent exemple.
La prolifération
Éliminer répétitions et évidences peut contribuer à raccourcir le texte.
Ce qui veut dire que notre langue peut parfois être plus concise que celle de Shakespeare. Si, si, vous avez bien lu.
Dans le monde de la traduction, il est souvent question d’un taux de prolifération de 15 pour 100 et même plus lorsqu’un texte est traduit de l’anglais au français. Ce que bien peu de gens savent, c’est qu’un texte faisant le chemin inverse va lui aussi enfler et sera parfois plus long en anglais!
Conclusion
Vinay et Dalbernet résument bien la question.
Prise séparément, la phrase française en dit moins long que la phrase anglaise sur la situation dont elles ont à rendre compte. Mais il serait contraire au génie de la langue française d’entrer dans ce genre de détail, puisqu’elle se situe sur le plan de l’entendement.
Évidemment, loin de moi l’idée de prétendre que l’anglais est toujours redondant, tandis que le français serait un modèle de concision. L’anglais possède l’arme redoutable des phrasal verbs, qui, parfois, ne peuvent être traduits que par une périphrase dans la langue de Molière. En général, l’anglais prend moins de mots que le français pour s’exprimer. Mais le traducteur doit toujours être à l’affut des petites redondances ici et là.