Soyons clair d’entrée de jeu : il faut réformer la grammaire française. Le français possède une l’une des grammaires les plus arbitraires qui rebute les francophones et décourage les étrangers. Cette constatation n’est pas nouvelle.
Du côté des étrangers, on dénonce souvent la pléthore de conjugaisons irrégulières, pire à mon avis que celles de l’italien et de l’espagnol. Le subjonctif, absent de l’anglais et de l’allemand, est une autre source de difficulté. Mais, soyons réalistes, il est bien difficile d’envisager une réforme de ces deux éléments, car la façon de parler serait radicalement changée.
Le subjonctif permet de nuancer le discours français en soulignant des éléments qui relèvent de l’hypothèse, du doute, de la crainte. Le supprimer serait une perte.
De plus, toutes les langues ont leurs îlots de difficulté. À moins de vouloir transformer le français en copie de l’espéranto, il faut se limiter à des domaines où il est possible d’intervenir.
L’accord du participe passé
La palme (académique…) de complexité des règles revient à celle de l’accord du participe passé.
Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter grammaires et ouvrages de difficulté de la langue, dans lesquels abondent les règles, leurs exceptions, les exemples et contre-exemples, les tableaux récapitulatifs, etc. Le simple mortel y perd son latin. Dès qu’il prend la plume, un doute le saisit.
Ces règles sont passablement complexes et même ceux qui maîtrisent le français finissent un jour ou l’autre par s’empêtrer. Pourtant, le simple fait d’évoquer une réforme possible de la grammaire française suscite une opposition farouche. Le journaliste et grammairien André Thérive (1891-1967) a bien résumé le problème :
Hélas! Quand on touche au vieil accord des participes passés, on se fait aussitôt accuser de sacrilège grammatical… Ainsi donc on pourrait soutenir que l’accord du participe ne sert à rien, ne plaît à personne et gêne tout le monde.
L’hostilité devant une simplification possible des règles étonne. Il y a du côté européen une soif d’anglais qui entraîne un saccage de plus en plus marqué du vocabulaire. Par contre, les mêmes personnes qui insistent pour utiliser le hideux email au lieu de courriel, un mot français, s’opposent farouchement à toute velléité de modernisation grammaticale et orthographique du français. Cet illogisme ne cesse d’étonner les francophones du Canada.
Peu de gens le savent, mais l’Académie française a proposé, il y a un siècle, d’abolir l’accord du participe passé. Comme on le voit, cette suggestion n’a pas été suivie. Certains font valoir que tout le génie analytique du français réside justement dans les règles d’accord, et que les abolir amoindrirait considérablement le français. Ce raisonnement se défend, certes, mais à quel prix pour les rédacteurs et locuteurs?
L’abolir nuirait-il tant que cela à la logique du français? On pourrait en discuter longtemps, mais il convient de noter que de telles règles n’existent tout simplement pas dans l’immense majorité des langues de la planète. Je suis convaincu que les locuteurs de l’hindi ou du chinois n’en souffrent pas…
Réformer les règles d’accord du participe passé ne changerait pas beaucoup le discours, contrairement à ce qui se produirait avec le subjonctif ou la conjugaison des verbes. En effet, la grande majorité des accords ne s’entendent pas à l’oral; et la façon de parler ne serait pas altérée. À cela on pourrait ajouter que ces accords n’ont pas vraiment une grande utilité. Omettre un accord n’entraîne à peu près jamais de problème de compréhension.
Mais pour beaucoup, la simple idée de réformer l’accord du participe passé — sans nécessairement l’abolir — est une hérésie. Pourtant, l’accord du participe est facultatif en italien et rarement appliqué dans la langue parlée. L’italien est-il devenu pour autant une langue dégénérée?
D’ailleurs, les règles à ce sujet ont déjà évolué… un tout petit peu. En effet, l’accord du participe passé de laisser suivi d’un infinitif est maintenant invariable. La réforme de 1990 comportait un timide volet grammatical qui a échappé à la majorité des gens, trop préoccupés par la graphie de nénufar…
Les verbes pronominaux
Les règles byzantines régissant l’accord (ou non) des verbes pronominaux découragent les inconditionnels de la grammaire française. Beaucoup de ceux qui s’opposent à toute réforme grammaticale seraient sûrement disposés à changer leur fusil d’épaule pour les verbes pronominaux.
Le Multidictionnaire de la langue française classe ces verbes de la manière suivante : 1) Les verbes pronominaux réfléchis; 2) Les verbes pronominaux non réfléchis; 3) Les verbes essentiellement pronominaux; 4) Les verbes pronominaux de sens passif; 5) Les verbes pronominaux dont le participe passé est invariable. Il va sans dire que les verbes de chacune de ces catégories comportent des règles d’accord précises.
Le rédacteur doit donc prendre une pause pour réfléchir et se livrer à une petite analyse grammaticale pour classer son verbe; ensuite, il doit connaître la règle qui s’applique à son type de verbe; éventuellement, il devra consulter un ouvrage pour s’assurer qu’il applique la bonne règle. Beaucoup de travail pour un simple verbe.
L’application rigoureuse de ces règles donne les exemples suivants, apparemment contradictoires :
Elle s’est coupée. MAIS Elle s’est coupé le doigt.
Les pouvoirs qu’elle s’est arrogés. MAIS Elle s’est arrogé des pouvoirs.
Ils se sont parlé. MAIS Ils se sont salués.
Ils se sont fait déjouer par un filou. MAIS Ils se sont faits vieux.
Elle s’est donnée à lui. MAIS Elle s’est donné du mal.
Je dis bien apparemment contradictoire, car une logique grammaticale se cache derrière ces exemples. Mais, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est quelque peu impénétrable. Bien entendu, ceux qui maîtrisent ces règles diront que les autres n’ont qu’à faire comme eux et de les apprendre, mais c’est justement le problème. La grande majorité des locuteurs du français ne les apprendront pas et feront des fautes de grammaire, et ce, pour deux bonnes raisons : 1) Ils n’arrivent pas à mémoriser ces règles byzantines et n’ont pas le temps de vérifier à gauche et à droite; 2) Ils ont abandonné la partie.
L’imposition de ce genre de règles tatillonnes nuit au rayonnement du français. L’abolition de l’accord pour tous les verbes pronominaux ne compromettrait nullement la valeur analytique de notre langue, souvent bien plus précise que l’anglais. Est-ce qu’une phrase comme Elle s’est dit satisfaite est vraiment plus choquante que Elle s’est dite satisfaite?
Il est plus que temps de cesser d’accorder les verbes pronominaux. Nos descendants se demanderont comment les règles qui le régissaient ont pu survivre aussi longtemps.
Les adjectifs de couleur
Il n’y pas que l’accord des verbes qui gagnerait à être simplifié. Un exemple parmi tant d’autres est celui des adjectifs de couleur.
Selon les règles actuelles, les adjectifs de couleur ainsi que ceux dérivant de tels adjectifs s’accordent. Les adjectifs composés sont invariables, de même que les adjectifs formés à partir d’un substantif.
Ce qui donne ceci :
Des robes mauves. MAIS Des robes orange.
Des teintures rouges. MAIS Des teintures framboise.
Des autos vertes. MAIS Des autos vert olive.
La logique du français serait-elle définitivement anéantie, si tous les adjectifs de couleur étaient accordés?
Des yeux gris aciers, des tuniques safrans.
Conclusion
Le français a évolué au fil des siècles et il n’y a aucune raison pour qu’il cesse d’en être ainsi. L’italien et l’espagnol ont à la fois simplifié leur grammaire et leur orthographe et ne s’en portent pas plus mal. Pourquoi pas notre langue?