Yard

Relire Jules Verne, quelque cinquante ans plus tard.

Constater qu’il écrivait New-Jersey avec trait d’union, au lieu de la forme anglaise qui prévaut aujourd’hui. Constater aussi que les mesures données dans L’île mystérieuse le sont en système impérial anglais, puisque l’histoire met en scène des Américains nordistes qui ont fui le Sud ségrégationniste et se sont échoués sur une île.

Au début du récit, j’étais à la fois heureux et surpris de voir que l’auteur employait le mot français milles, au lieu de l’anglicisme miles, pour découvrir ensuite qu’il parle de yards, au lieu de verges. Par ailleurs, Verne revient au français avec des pouces et des pieds. On voit donc un mélange d’anglais et de français.

De nos jours, ce sont les termes français pouces, pieds, verges et milles qui sont utilisés par les populations vivant sous le joug du système impérial, comme les Canadiens.

Un visionnaire

Jules Verne était fasciné par les avancées de la science et aussi parce cette jeune nation entreprenante qu’étaient les États-Unis. Comme bien des écrivains de son époque, il reprend souvent la terminologie qui avait cours dans le monde anglo-saxon. Par exemple, Verne parlait des steamers.

Il n’en demeure pas moins que Jules Verne était un visionnaire. Il a fait décoller en Floride un vaisseau destiné à orbiter autour de la lune. Ce vaisseau spatial était en fait un obus abritant trois explorateurs, vaisseau qu’il fait ensuite amerrir dans l’Atlantique! Une centaine d’années avant Apollo 11.

Le génial auteur a aussi imaginé l’hologramme, qui était l’enregistrement d’une cantatrice morte, projeté dans le Château des Carpates.

Le système impérial : une nuisance

Les Français ont délivré l’humanité de l’absurde système de mesures anglaises qui transforme de simples calculs en agonie. Par exemple, combien y a-t-il de pieds dans trois milles et quart? Eh bien 3,25 fois 5280, soit 17 160 pieds.

Pour les non-initiés ayant grandi à l’ombre du système métrique : un pied compte 12 pouces; une verge compte 3 pieds et donc 36 pouces; un mille représente 5280 pieds. Les plus masochistes voudront savoir combien on compte de pouces dans un mille… eh bien 63 360, c’est évident…

On voit tout de suite que les calculs sont fastidieux, alors que le système métrique fonctionne par multiples de dix, de cent ou de mille. Par exemple, trois kilomètres et quart (3,25 km) donnent 3250 mètres. Une personne mesurant 1 m 75 mesure 175 cm.  

La vétusté du système impérial a entraîné des erreurs de calcul en astronautique qui ont causé des tragédies. Alors pourquoi un système aussi bancal continue-t-il d’exister? Tout simplement parce que passer au système métrique coûterait des milliards à l’économie américaine. Il est décourageant de voir que chez nos voisins du sud, tout est souvent ramené à une question d’argent, envers et contre toute logique.

Parions que si c’était eux, et non les Français, qui avaient inventé le système métrique, ils l’auraient déjà imposé partout dans le monde.

Lac-à-l’épaule

Les nouveaux élus du Conseil municipal de Gatineau participeront en fin de semaine à un lac-à-l’épaule pour déterminer les priorités à venir.

L’expression déroutera les lecteurs non canadiens. Quoi de plus surprenant que ce bizarre substantif manifestement inspiré d’un lieu géographique? Pour les Québécois, l’expression est familière et renvoie à une rencontre secrète du gouvernement de Jean Lesage, en 1962, lors de laquelle la nationalisation de l’électricité a été décidée. Cette décision a été un évènement clé dans la modernisation du Québec, que l’on appelle la Révolution tranquille. Cette expression vient curieusement de l’anglais Quiet Revolution.

Cette réunion du cabinet Lesage a eu lieu dans un camp de pêche, près du lac à l’Épaule, en banlieue de la ville de Québec.

Depuis lors, le mot est devenu un substantif entré dans les dictionnaires pour désigner une :

Rencontre de travail durant généralement plus d’une journée, tenue dans un lieu retiré, et au cours de laquelle se discutent des grandes orientations ou des refontes importantes. – Dictionnaire Usito

Ainsi naissent parfois les néologismes.

Iel : équité grammaticale ou idéologie?

La controverse autour du pronom iel prend de l’ampleur et me parait se dérouler dans une certaine confusion. Le pronom en question comporte deux volets qui ne ressortent pas clairement dans les échanges.

Faisons le point.

1)  Mettre fin à la prédominance du masculin sur le féminin.

Comme on le sait, le masculin l’emporte sur le féminin en français. Deux exemples :

Les Canadiens sont heureux quand le printemps arrive enfin.

Les Canadiennes et les Canadiens se réjouissent de l’arrivée du printemps. Ils s’empressent d’aller acheter des fleurs et des légumes pour aller les planter dans leur jardin.

Dans le premier cas, il est clair que le gentilé Canadiens désigne à la fois les femmes et les hommes. Dans le deuxième, l’auteur a voulu être plus inclusif en mentionnant les Canadiennes, pourtant, le pronom utilisé dans la phrase suivante est le masculin. S’il avait décidé d’utiliser le pronom elles pour inclure les hommes également, tout le monde aurait compris qu’il désignait uniquement les femmes canadiennes. Donc confusion.

En fin de compte, le texte avec le doublet est donc un peu plus inclusif sans l’être totalement.

Notre pays a été le fer de lance de la féminisation des titres. L’Office québécois de la langue française a fait figure de pionnier dans ce domaine, alors qu’en Europe la résistance a été farouche. Mais cette féminisation ne règle pas le problème, du moins pas entièrement. Dans les faits, le mot masculin continue d’englober le féminin. Quand je dis « Les auteurs canadiens », je parle aussi des autrices de notre pays.

Lorsque j’enseignais à l’Université d’Ottawa, j’alternais les genres; lorsque je parlais des traductrices, je désignais en fait l’ensemble des personnes faisant de la traduction. N’était-ce pas ainsi lorsqu’on parlait des traducteurs? Alors pourquoi pas les traductrices aussi? Une fois cette mise au point faite, personne ne voyait de confusion dans cette façon de m’exprimer. Il va sans dire qu’essayer d’appliquer un tel principe ne se ferait pas sans heurt ailleurs dans notre société.

L’idée d’introduire le pronom iel est compréhensible dans ce contexte. Comme je le relate dans mon ouvrage, Plaidoyer pour une réforme du français, ce pronom et tous les autres proposés ne sont pas (encore) entrés dans l’usage. Son introduction parait simple de prime abord, mais elle amène toutes sortes de questions complexes, sur le plan grammatical. En outre, contrairement à ce que le débat actuel laisse croire, le pronom en question n’est pas seul. En effet, des auteurs comme Michaël Lessard et Suzanne Zaccour en recensent d’autres dans leur livre Grammaire non sexiste de la langue française.

Retenez votre souffle :

            Il et elle : el, iel, ielle, ille, ya, yel

            Ils et elles : els, iels, ielles, illes

            Elle ou lui : ellui

Et ce n’est pas tout : il y a aussi la question des déterminants. Le et la fusionnent pour devenir li. Et je ne parle pas du pluriel.

L’adoption d’un pronom neutre comme iel amène aussi la question des accords d’adjectifs et de participes passés.

            Iel est heureux ou heureuse de son voyage en Afrique.

            Iel est sorti ou sortie de son isolement.  

On voit tout de suite que si on neutralise le pronom il faudra bien le faire pour le reste. Il faudra aussi inventer une forme neutre pour heureux et sorti. Les conséquences sur la grammaire prennent soudain une allure exponentielle.

Lorsque j’enseignais au Bureau de la traduction du gouvernement du Canada, j’ai constaté que plusieurs traductrices s’étaient résignées à utiliser le traditionnel masculin générique, à défaut de mieux. Les doublets chers aux politiciens, comme Canadiens et Canadiennes, encombraient les textes et nuisaient à leur lisibilité.

Certains intervenants dans le débat font aussi observer que le genre masculin exprime déjà la neutralité en français, et que cela n’a rien à voir avec le sexe. Il n’y a donc aucune utilité à féminiser les titres et à chercher de nouveaux pronoms.

Cela me parait inexact. Des grammairiens comme Nicolas Beauzée, au XVIIIe siècle, ont fait valoir que le masculin l’emporte sur le féminin pour la raison suivante :

Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle.

Des académiciens du siècle dernier défendaient une position semblable. Lorsque le journaliste Jean-François Lisée demanda à Maurice Druon : « Doit-on dire “Madame la ministre est bien bon“ ou “Madame la ministre est bien bonne“? Coincé, Druon s’en tira par une pirouette en répondant : Bonne à quoi? »

Alors pour ce qui est du masculin neutre, on repassera.

2) Un pronom pour les non-binaires.

Certains commentateurs semblent oublier la dimension d’égalité grammaticale qu’introduit iel pour se concentrer sur l’aspect idéologique du problème. Pour Mathieu Bock-Côté, il s’agit d’un pronom idéologique visant à désigner des personnes représentant environ un pour cent de la population. Donc, on réforme la grammaire pour être plus inclusif et surtout satisfaire les personnes non binaires. Cette opinion tranchée montre que nous avons deux débats en un, ce qui sème la confusion.

La question n’est pas facile à trancher pour une langue genrée comme le français. L’anglais, lui, n’a pas ce problème, puisqu’il recourt au pronom neutre they. Comme je l’ai fait valoir dans un autre article, le recours au singular they est fort pratique mais amène des incohérences grammaticales, puisque ce pronom pluriel est utilisé au singulier. Cela dit, les anglophones ne semblent pas s’en formaliser.

L’introduction de iel, ou d’autres néologismes du genre, est-elle souhaitable? Dans mon ouvrage Plaidoyer pour une réforme du français, je faisais valoir que toutes les langues finissent par évoluer. Mais elles ne le font pas toujours de manière ordonnée et rationnelle et toute avancée fait l’objet d’une résistance farouche. Le débat entre modernistes et traditionnalistes est éternel.

Les personnes qui proposent de nouveaux pronoms, que ce soit par souci d’équité grammaticale ou d’inclusion, procèdent de manière logique : elles s’inspirent des pronoms actuels pour en créer de nouveaux. On peut être d’accord ou non avec cette démarche, mais elle n’est pas entièrement dénuée de fondement.

Néanmoins, il est clair que le désir de donner un pronom aux personnes non binaires est d’abord et avant tout une démarche idéologique, guidée par un souci d’équité. Le but principal est de mieux respecter les personnes en question et non pas d’assurer une certaine équité grammaticale en abolissant la suprématie du masculin. Cette constatation ne signifie pas que la réforme proposée, avec un nouveau pronom, est totalement dénuée de fondement, mais il est clair qu’elle a des répercussions considérables sur la logique grammaticale du français.

Conclusion

Prendre position dans ce débat revient à essayer de prédire dans quelle direction le français ira dans les prochaines décennies.

Or, force est de constater que les langues sont comme des torrents impétueux dont la trajectoire n’est jamais rectiligne, pas plus qu’elle n’est rationnelle. En fin de compte, c’est l’usage qui décide, et pas toujours pour le mieux.

Les erreurs d’hier finissent par être acceptées (mais pas toutes!). Des emprunts à l’anglais comme réaliser, alternative, opportunité, partager ont fini par pénétrer l’usage au point d’être consignés dans les dictionnaires. Par ailleurs, des propositions intéressantes sur le plan de la francisation sont souvent balayées du revers de la main. Pensons à ordiphone, proposé à la place de smartphone. Les francophones ne voulaient pas du premier terme, point à la ligne.

Un bel exemple de cette dualité : la féminisation des titres est finalement passée, tandis que les timides et très prudentes rectifications orthographiques de 1990 sont encore rejetées en bloc par les auteurs, les éditeurs et par l’ensemble du public.

Peu importent les motifs qui se cachent derrière iel. Ce qui compte c’est la réflexion que cette innovation suscite sur l’avenir du français. Mais gardons à l’esprit que, de toute manière, c’est encore l’usage qui aura le dernier mot.

Iel

Le pronom iel vient de faire son apparition dans le Robert en ligne, ce qui a suscité immédiatement une tempête dans les médias sociaux et ailleurs, on s’en doute. Apparemment, ce n’est pas la veille que il et elle seront remplacés par un pronom neutre.

Dans mon ouvrage Plaidoyer pour une réforme du français, j’observais une certaine réserve vis-à-vis ce genre de néologisme, parce que iel et autres ceuses sont justement de nouveaux mots très peu répandus et qui sont loin de faire l’unanimité.

La position du Robert est éclairante : le dictionnaire considère que iel s’est multiplié de manière importante au cours des derniers mois dans un grand nombre de publications pour gagner le droit de figurer dans le corpus de l’ouvrage en ligne.

Ce n’est pas la position défendue par le Larousse, qui, par la voix de son lexicographe, Bernard Cequiglini, estime que le terme litigieux est présent surtout dans des textes de militants, ce qui, d’après lui, ne justifie pas son acceptation. Il faut, dit-il, que le mot soit entré dans la langue courante.

Autre problème : le mot iel exprime une volonté de neutralisation de la langue, ce qui a des conséquences graves. En effet, si on neutralise les pronoms, il faudra bien neutraliser aussi les adjectifs, les accords de verbes. Comme l’affirme Bernard Cequiglini, ce n’est pas rien.

La question de iel n’est pas banale : elle interpelle toute la langue française. J’avoue bien humblement ma perplexité, moi qui milite en faveur de changements importants à notre langue, mais tout en respectant la plus grande partie de ses traditions.

Il faut toutefois garder en tête que les formes féminines proposées au Québec ont suscité de vives critiques, en Europe, certains les voyant comme une pure hérésie. Mais elles ont finalement pénétré l’usage et certaines citadelles du conservatisme ont dû baisser pavillon. On peut aussi observer que les points médians – eux aussi controversés – se voient plus fréquemment, afin de rendre les accords de verbes et d’adjectifs plus inclusifs.

Alors?

Eh bien le débat continue.

Sous-entendre

Comme il est curieux de constater qu’un verbe tout simple puisse engendrer une certaine confusion.

Sous-entendre, c’est exprimer une pensée de manière indirecte : il sous-entend que son voisin est un tricheur. Autrement dit, il laisse entendre que son voisin triche en jouant aux cartes.

L’expression laisser entendre est correcte, mais bien des gens font un amalgame avec le verbe sous-entendre, ce qui donne laisser sous-entendre. Évidemment, c’est une faute.