L’État islamique

Le groupe qui se fait appeler l’État islamique constitue non seulement un problème politique, mais aussi un problème terminologique.

Au départ, cette organisation terroriste se faisait appeler État islamique en Iraq et au Levant, avant de raccourcir son nom. Elle contrôle une vaste portion de territoire en dans le nord de l’Iraq et en Syrie et se finance généreusement en vendant du pétrole sur le marché noir.

Les djihadistes, ces combattants musulmans, veulent fonder un califat, soit un territoire soumis à un calife, un souverain musulman qui se dit successeur de Mahomet, aussi appelé Muhammad.

Bien entendu, cette entité territoriale n’est pas reconnue à l’échelle internationale, de sorte qu’on peut difficilement parler d’État, car elle ne possède aucun véritable gouvernement ni de frontières clairement délimitées. De fait, le groupe tente plutôt d’élargir ces frontières aux dépens des pays voisins.

C’est ce qui explique que la France a décidé de ne plus parler d’État islamique; elle recourt plutôt à l’acronyme Daech, qui signifie État islamique en Iraq et au Levant. Cet acronyme rend furieux le groupe terroriste puisqu’il gomme les mots clés « État » et « islamique ». La graphie anglaise Daesh adoptée par le gouvernement français rend furieux tout ceux qui ont à cœur l’épanouissement du français.

Certains médias ont emboité le pas, sans nécessairement utiliser l’acronyme. Le Devoir et La Presse parlent du groupe État islamique; Radio-Canada parle du groupe armé État islamique. En France, Le Monde, Le Monde Diplomatique, Le Figaro semblent s’accrocher à l’appellation État islamique.

Le terme djihadiste figure dans les dictionnaires, parfois orthographié jihadiste. Je ne recommande pas cette graphie, inspirée de l’anglais. Qu’est-ce que le djihad? Une guerre sainte, bien sûr, menée par des musulmans. Mais le mot a aussi un autre sens, méconnu, celui-là. Dixit Le Larousse : « Combat intérieur que tout musulman doit mener contre ses passions. » Le djihad n’est donc pas toujours une guerre sainte.

Ceux qui luttent contre le groupe État islamique forment une coalition, souvent appelée coalition antidjihadiste; certains l’écrivent au pluriel : coalition antidjihadistes. On peut voir la chose sous deux angles : une coalition que l’on qualifie d’antidjihadiste, ou encore une coalition contre les djihadistes, ce qui explique probablement le pluriel.

Le terme antidjihadiste ne figure pas encore dans les dictionnaires, mais cela viendra. Ce n’est pas une raison pour ne pas l’employer.

 

Écrire à la plume?

L’idée apparaît saugrenue, surannée, hors propos, pourtant elle séduit l’écrivain que je suis, enfin que je tente de devenir. Comment imaginer un seul instant saisir un stylo pour écrire sa prose, en cette époque fulgurante zébrée par les connections instantanées sur nos écrans, qu’ils soient menus comme celui d’un téléphone (qui n’a plus grand-chose d’un téléphone), ou grand format comme celui d’une tablette; sans parler de celui d’un ordinateur de table.

Pourtant.

Les écrivains du début du siècle dernier ne noircissaient-ils pas des rames de papier pour raconter leurs histoires? Quitte à s’astreindre au remplissage de leur stylo-plume toujours assoiffé. Certains le délaissèrent pour la brutale machine à écrire, venue ponctuer leurs débordements d’imagination en les martelant sur le papier. Tac! Tac! Tac!

Peut-on imaginer aujourd’hui un seul écrivain se servir d’une plume, alors que la magie de l’ordinateur permet de faire disparaître une phrase, un paragraphe, écrits avec un peu trop d’impétuosité? Finies les ratures.

Pourtant.

Le doux grattement de la plume sur le papier revêche vaut presqu’à lui seul le plaisir d’écrire. Non, j’exagère un peu. Que l’on songe à Tolstoï, à Jules Verne et à tous les autres hérauts du dix-neuvième siècle qui écrivaient tout à la main. Ce n’est pas pour rien que l’on parlait de la crampe de l’écrivain.

Vous savez quand les mots se bousculent dans votre tête, que votre muse s’emballe et débite les phrases à un rythme d’enfer, au point de vous étourdir, de vous faire perdre le fil, car les idées se télescopent dans votre tête dans un carambolage cacophonique. Douce euphorie. Alors, écrire à la plume, vous n’y pensez pas! Seul un ordi peut permettre de soutenir un tel rythme.

Bien entendu, j’écris sur mon portable pour une multitude de raisons d’ordre pratique : vitesse, corrections aisées, recherche d’un nom oublié dans le manuscrit, substitution d’un terme plus littéraire à un mot trop banal. La liste des avantages s’allonge à l’infini. Mais le portable fouette l’écrivain comme le galérien qu’il devient; il impose un rythme. Son curseur clignote d’impatience quand l’auteur tente de souffler, rassemble ses idées, cherche le filon de l’inspiration. L’ordi est muet, certes, mais il observe l’écrivain d’un oeil critique, l’asperge d’une lueur blanche menaçante qui doit être criblée au plus vite de petits caractères noirs.

Cet appétit cybernétique me dérange parfois. Je me sens bousculé, obligé de noircir mes pages, quitte à sacrifier un peu le style, pour gagner un temps précieux. La relecture se chargera du reste…

Mais il existe une autre façon d’écrire, aujourd’hui oubliée.

Lorsque je me sens particulièrement détendu, que j’ai le goût de tutoyer à nouveau mon récit, de le faire mijoter à feu doux, de le humer, de laisser ses effluves titiller mon inspiration, eh bien je saisis ma plume.

Le choix de l’instrument a son importance. Prendre un de ces bâtonnets de plastique que l’on voit à la caisse de tous les dépanneurs relève de l’hérésie. Même ces plumes plus coûteuses, parfois hors de prix, qui laissent un trait gras comme une vomissure sont indignes d’un écrivain sérieux. Non, ce qu’il lui faut c’est le stylo-plume, que l’on appelle faussement plume-fontaine, autre calque de l’anglais. Le grattement inimitable de sa pointe métallique fait gémir le papier et laisse un trait noble derrière lui. Une banale description devient tout à coup une fresque; un dialogue prend tout son sens lorsque la plume ne tyrannise pas son auteur, qu’elle lui laisse tout le temps de réfléchir. Les mots hystériques qu’il aurait tapés à toute vitesse sur son clavier s’apaisent, tirent parfois leur révérence pour laisser entrer de lointains cousins, absents depuis de longues années. L’auteur respire au rythme de sa plume. Il n’efface plus rageusement les trois dernières phrases pondues trop vite, crachées, que dis-je.

Non. Avec son stylo-plume, il tisse son histoire avec d’élégantes arabesques. Son imagination devient de somptueuses volutes azur qui ensorcèlent le papier. Là, toutes les cabrioles sont permises, et le texte s’anime doucement, au chant du papier.

La plume nous réapprend à écrire.

Focusser

Focusser est l’un des anglicismes les plus irritants que l’on puisse imaginer. D’autant plus irritant que la majorité de ceux qui l’utilisent sont conscients qu’il s’agit d’une faute. Une variante que l’on entend parfois : mettre le focus sur quelque chose. 

Le terme exact est focaliser, qui signifie se concentrer sur un point précis. On pourrait y voir un habile stratagème pour éviter l’erreur, mais c’est tout le contraire, puisque l’on perpétue l’anglicisme d’une autre manière. En fait, la question qu’il faut se poser est la suivante : un francophone non influencé par l’anglais utiliserait-il ce verbe? Pas toujours.

Bien sûr, on pourrait focaliser son attention sur un point. Mais un individu se focalise-t-il sur une question? Quelle serait la formulation la plus naturelle, sinon de dire qu’il se concentre, met toute son attention sur une question? 

Substituer focaliser à focus revient souvent à faire de la littéralité. Focus est l’une des expressions passe-partout dont raffole l’anglais. Employée à toutes les sauces, elle ne peut se rendre d’une seule manière en français.

Par exemple : This meeting focusses on security se rendra par : Cette réunion porte principalement sur la sécurité.

Le traducteur n’est pas au bout de ses peines. En effet, certains rédacteurs manquant de rigueur en viennent à faire coïncider focus avec deal with. Par exemple : This book focusses on the Great War. Habituellement, un livre traite d’un seul sujet; on peut donc raisonnablement penser que le livre est entièrement consacré à la Grande Guerre. Donc : Ce livre traite de la Grande Guerre.

Le même genre d’abus frappe le proliférant include qui, tantôt, englobe tous les éléments et, tantôt, seulement une partie.

Certains auteurs devraient focaliser leur attention sur l’achat d’un bon dictionnaire.

 

Pourquoi sauver Le Devoir?

Le seul quotidien indépendant du Québec est en difficulté financière. Cette triste nouvelle a suscité une vague de réactions partout et dans les médias sociaux. Un fil de discussion sur Twitter est même apparu : #PourquoiLeDevoir.

Bien des raisons ont été avancées pour soutenir Le Devoir. La mienne se résume en peu de mots : c’est un journal qui fait appel à l’intelligence. Quand je le lis, je me renseigne et je réfléchis.

Quelques signes qui montrent que le journal fait bande à part : il n’a jamais publié d’astrologie; il se tient loin des nouvelles dites insolites (orignal dans une piscine, par. ex.); sa page frontispice n’est jamais masquée par une pub vantant le nouveau Dodge Ram; les nouvelles ne sont pas noyées sous un fatras d’annonces; l’information internationale est traitée décemment et analysée.

La disparition du Devoir serait une tragédie, parce qu’il est unique.

Ses concurrents font partie de puissants conglomérats financiers qui pratiquent ce qu’ils appellent la « convergence ». Tel journal populaire fait mousser les émissions et les vedettes de la chaîne de télévision du propriétaire. Elle n’est guère tendre pour le réseau de télévision d’État, lui-même officieusement associé à l’autre grand quotidien.

Bien entendu, ni un ni l’autre de ses concurrents ne parle de l’intégration verticale des médias, alors que Le Devoir en discute librement.

Contrairement à un grand quotidien du quartier financier, il n’a pas d’opinion préconçue au sujet du statut politique du Québec. Un hypothétique règlement du contentieux constitutionnel en faveur du Québec pourrait recevoir son appui, alors que ledit grand quotidien n’appuiera jamais l’indépendance du Québec.

Je lis Le Devoir aussi parce qu’il ne publie pas des inepties comme : le français ne s’est jamais mieux porté à Montréal.

Je lis Le Devoir pour la qualité de la langue. Bien sûr on y trouve des fautes. Ses journalistes succombent à certaines modes linguistiques, certes. Mais, grosso modo, le français qu’on y lit est un cran supérieur.

Enfin, Le Devoir publie tous les samedis un cahier littéraire à part. La rentrée littéraire fait l’objet d’articles fouillés.

Si nous ne voulons pas voir ce quotidien disparaître, il faut s’abonner et inciter nos amis à en faire autant.

Vous n’avez pas assez de temps pour le lire tous les jours? Achetez au moins le numéro du samedi, vous en aurez pour la semaine!

Pour vous abonner.

Drastique

On l’entend partout, au point où à peu près personne ne voit l’erreur. Des mesures drastiques, des coupures drastiques (sic).

Le mot est un bel exemple d’un terme français dont le sens a été infléchi par l’anglais. Deux articles à ce sujet (ici et ici) ont paru dans ce blogue. L’anglicisation de certains mots français constitue une pomme de discorde chez les langagiers, dont le degré d’ouverture est à géométrie variable.

Certains diront que drastique au sens d’énergique est passé dans la langue depuis plusieurs décennies et qu’il serait vain de vouloir revenir en arrière. À l’origine, drastique désigne un purgatif puissant. Mais plus personne (ou à peu près) ne l’emploie en ce sens. Un petit tour sur la Toile saura vous convaincre. D’ailleurs, le Larousse considère cette définition comme vieillie.

Un autre exemple : alternative. On peut bien sûr critiquer l’emploi d’alternative pour désigner chacune des options d’une… alternative. Une alternative, c’est justement le choix entre deux possibilités. Mais il est beaucoup plus difficile de revenir sur l’adjectif alternatif lorsqu’il est question de courants parallèles, marginaux : la musique alternative; les groupes politiques alternatifs.

Le substantif alternative, dans le sens d’une solution de rechange est également bien implanté dans la langue, même s’il est critiqué.

Une certaine lucidité s’impose que l’on aborde des termes dont le sens est infléchi par l’anglais. On peut bien sûr mener une guerre de tranchées contre eux, mais les esprits plus permissifs brandiront les dictionnaires, qui ne font que confirmer l’usage.

Alors que faire? S’incliner piteusement? Accepter une évolution de la langue? Éviter ces mots controversés? Le choix vous appartient.

Les personnages

On lit roman pour l’histoire, mais aussi pour les personnages. On les aime, on les déteste, on se projette en eux. Des personnages fluets, aux contours mal dessinés, ennuient le lecteur. Ils doivent être crédibles. Le héros n’est pas sans peur et sans reproche, il a ses failles. Ceux qui paraissent vulnérables lèvent la tête et affrontent la tempête. D’autres échouent, comme dans la vraie vie.

Elle s’appelait Marie-Pier. Rouquine envoûtante pour le restaurateur Taïeb El-Hédiri, musulman strict à qui sa femme et sa fille doivent obéissance. Mais, charmé par sa cliente, il roucoule comme un pigeon, se répand en courbettes, au grand dam de Safia, sa fille, forcée de porter le voile. Sidérée par cette marée inusitée de concupiscence, elle baisse la tête.

Selon un éditeur, cette nouvelle était la meilleure d’un recueil que j’avais présenté.

Retroussant mes manches, je résouds de transformer le récit en roman, entreprise aussi redoutable que fascinante. J’invente donc une belle-famille, avec un cousin arrogant, une cousine délurée qui fait l’envie de Safia, mon héroïne – je sais, quel terme kitsch! J’assume.

Et toute une ménagerie à l’Université du Québec à Montréal. Tant qu’à y être, pourquoi ne pas situer l’histoire après les attentats du 11-Septembre, pour corser le tout? Évidemment, tout gravitera autour de l’intégration de Safia, fervente musulmane, mais dont les robes foncées et le voile détonnent.

Safia est écrasée par son père. Un peu trop d’ailleurs. Le personnage est soumis, sans ressort, trop mièvre à mon goût. Au tiers du récit je décide que ça ne va pas. Je dois tout réécrire et donner plus de tonus à mon héroïne (rebelote).

La nouvelle Safia sera un peu plus volontaire, mais pas trop. Elle doit conserver sa vulnérabilité, sans trop attirer la pitié.

La mère est déchirée entre le désir de soutenir Safia et celui d’obéir à son mari. En faire le portrait relève d’un exercice d’équilibrisme constant; tantôt elle appuie sa fille, tantôt elle se dérobe. Agaçant pour le lecteur qui le goût de lui botter le derrière, mais réaliste, somme toute.

Il aurait été facile de présenter le père comme un gros lourdaud, obstiné et sans cervelle. Mais j’aime développer la psychologie de mes personnages. Quelques voyages dans le temps montreront le mépris que ses parents éprouvaient envers lui. C’est un être tourmenté, complexé, ce qui explique en partie sa foi sans nuance.

Nuance est le mot.

Laurence, l’amie de Safia grandit à Outremont dans une famille aisée. Elle adore Safia, mais elle a l’âme rebelle. Son comportement est parfois chaotique, tant elle cherche à se démarquer. Un personnage complexe. Et elle n’est pas toujours la bonne amie que l’on imagine au début.

Il en faut donc une autre. Je crée donc Charlotte.

Un peu timide, grosses lunettes (je sais, je sais, cliché). Fervente catholique, elle est le complément parfait de Safia. Leur complicité est dans leur foi respective. Les deux se comprennent et ne parlent jamais de religion. Après tout, leur dieu est le même.

Charlotte est vulnérable, elle vit avec un mauvais père. Mais, dans un moment décisif, elle ne trahira pas Safia, et défie un policier. La grandeur des personnes modestes.

Mais où est donc passée Marie-Pier?

Marie-Pier, à l’origine de la nouvelle, et du roman, en mène un peu large; elle est excentrique et se livre à toutes les frivolités. Son rôle est de contraster avec Safia, comme pour souligner à gros traits sa faiblesse.

Mais n’est-ce pas ce que fait Laurence, son autre amie?

Le portrait est trop chargé, le cadre craque de toutes parts, alors je commets l’impensable : je trucide Marie-Pier, qui n’apporte rien à l’histoire. Pas tout à fait. Une petite apparition lors d’un party suffira.

(Rendu à ce stade, j’ai déjà tué un personnage, avant de le ressusciter…)

Ceux qui écrivent me comprendront. Le manuscrit ne ressemble jamais à l’idée de départ, surtout quatre ans après en avoir dressé le plan. Le roman est une version LSD de la nouvelle.

Ainsi en va-t-il des personnages. Ils virevoltent sous nos yeux, prennent une vie propre, nous échappent comme des mouches qu’on essaie de capturer au vol. Le petit vivier de l’auteur s’anime sous ses yeux, avec ses lois propres.

Le zoo semblait complet. Mais non.

Voici Fanny, la copine de Moustafa, le frère de Safia. Je l’ai créée au début du récit. Elle arbore ses habits gothiques sans vergogne : veste de cuir, chaînettes, bottes Doc Martin. Le père la déteste, évidemment.

Mais ensuite, elle s’éclipse, tapie dans l’ombre, attendant son heure. Telle une tigresse, elle surgit un peu avant la fin du récit. Elle en  détourne mon scénario, , impose ses diktats à l’auteur qui, subjugué, lui invente un passé trouble. On découvre qu’elle a échappé à un viol en poignardant un homme. Elle a du cran, mais se dope, mal dans sa peau. Elle pratique les arts martiaux ce qui lui a permis de mâter une mère abusive.

Lorsque Safia fera une fugue et que son père tentera de la retrouver, Fanny interviendra de façon décisive.

Ce n’est pas ce que j’avais prévu au départ, mais Fanny en a décidé autrement.

C’est un peu cela l’expérience d’écrire.