L’agression barbare de l’Ukraine par la Russie relance la question du nom de la capitale ukrainienne.
Tout le monde connait la capitale de l’Ukraine, Kiev, mais seul un groupe d’initiés sait que la ville s’appelle en réalité Kyïv. Les dictionnaires et encyclopédies françaises[1] nous signalent que Kyïv est le nom en ukrainien.
La graphie avec Y et Ï a de quoi surprendre. Comme l’ukrainien s’écrit en caractères cyrilliques, il faut donc transposer les sons ukrainiens en français, sans quoi on aurait bien du mal à lire Київ. La transposition — appelée « translittération » en français — donne Kyïv. Le Y ainsi que le Ï expriment un I allongé; la prononciation ukrainienne donne donc ceci : Kiive, et non pas Kiève (à la russe).
De plus en plus de médias francophones ont adopté la graphie Kyiv, sans tréma. Ce n’est pas entièrement conforme à l’ukrainien Київ, qui s’écrit bel et bien avec le tréma. Mais, en français, on ne peut pas dire que l’absence de tréma soit une faute majeure. C’est quand même mieux que Kiev.
Les exonymes
Par conséquent, Kiev n’est pas du tout un exonyme, c’est-à-dire la traduction du nom d’origine vers notre langue. D’ailleurs, les exemples d’exonymes sont nombreux, on n’a qu’à penser aux cas suivants : London-Londres, Sevilla-Séville, Firenze-Florence, Philadelphia-Philadelphie.
Mais le hic, dans le cas qui nous occupe, c’est que Kiev n’est PAS une traduction française, mais bel et bien le nom russe de la capitale ukrainienne. Alors pourquoi ne pas tout simplement adopter Kyïv?
Il est assez curieux de voir des médias francophones se cramponner au Kiev russe, mais adopter les graphies ukrainiennes Lviv, Louhansk et Kharkiv qui, il n’y a pas si longtemps, s’écrivaient Lvov, Lougansk et Kharkov, leur nom en russe.
La question se pose : pourquoi les noms de lieux ukrainiens étaient-ils translittérés à partir du russe?
L’Ukraine russifiée
L’ukrainien et le russe sont deux langues slaves qui ont beaucoup de similitude. À cela s’ajoute le poids de l’histoire, l’Ukraine ayant été un territoire convoité par les empires russe et autrichien. La débâcle de la Russie pendant la Grande Guerre a conduit à la Révolution bolchévique de 1917. Début 1918, une république soviétique est fondée à Kharkiv tandis qu’un mouvement nationaliste ukrainien fonde une autre république à Kyïv. En 1922, l’Ukraine adhère à l’Union soviétique; elle en fera partie jusqu’en 1991.
L’influence de la Russie pèse donc lourdement sur le destin des Ukrainiens. La situation des Ukrainiens se compare à celle des Québécois avant l’adoption de la Charte de la langue française, en 1977. Le russe est parlé couramment un peu partout, dans la rue, dans les commerces. Beaucoup d’Ukrainiens sont devenus des russophones, pendant les décennies durant lesquelles l’Ukraine vivait sous le joug soviétique.
On comprend donc que certaines régions soient à majorité russophone, comme celles du Donbass et la Crimée annexée par la Russie en 2014.
Conclusion
Il est temps que les francophones arrêtent de désigner les toponymes ukrainiens par leur nom russe. C’est un peu comme si, en français, on parlait de Montreal (sans accent) et de Quebec City, au lieu de Montréal et Québec. On voit tout de suite l’absurdité de la chose.
Bref, il est temps aussi que les ouvrages français aussi bien que les médias francophones se mettent enfin à l’heure ukrainienne.
Autres textes sur l’Ukraine
Autres sources…
Un article du Nouvel Obs fait le point sur le sujet.
Autre article de Radio Free Europe, qui donne la prononciation.
Un article plus scientifique de l’Université de la Pennsylvanie, avec une vignette montrant les prononciations russe et ukrainienne.
L’auteur remercie chaleureusement le professeur Tetiana Katchanovska, de l’Université Taras Chevtchenko de Kyïv pour son aide indispensable à la rédaction de cet article. Avec une bravoure exemplaire, elle fait face à l’agression sauvage de la Russie, dans la capitale ukrainienne.
[1] Accord de proximité, qu’on utilisait couramment en français, naguère.
Je n’ai jamais été très favorable à l’idée de « rétablir » en français la prononciation ou la graphie des mots selon leur langue d’origine. Cela supposerait de réapprendre entièrement la géographe, jusqu’aux lieux les plus reculés, car il serait incohérent de le faire pour certaines villes et pas pour d’autres.
Imaginez : Münich deviendrait ainsi München (avec un ch mouillé, tant qu’à bien faire), Barcelone Varcelona, Mexico Me’rico, etc. On voit en outre dans ces exemples qu’on se heurte à un problème de prononciation, car le V/B, la jota ou le x espagnols ne sont pas instinctifs pour les francophones, pas plus que la différence entre ch et sch en allemand (quand le ch n’est pas précédé de a, o ou u, auquel cas il se prononce r), etc.
Par ailleurs, quelle est la bonne prononciation du nom d’une ville dans un pays multilingue?
Enfin quel serait la justification de ce grand chamboulement? Une question de courtoisie pour les peuples en question? Honnêtement, se formalise-t-on que les Italiens appellent Paris Parigi?
On n’est pas sorti de l’auberge, espagnole ou pas…
Il ne s’agit nullement de reproduire à l’identique la prononciation ukrainienne de ce toponyme ce qui est tout simplement impossible : le français ne possède pas de voyelle correspondant au [и] ukrainien et il n’a pas le même système d’accentuation que cette langue slave.
D’ailleurs, je tiens à souligner que personne ne songe à contester p. ex. la graphie Ukraine qui est très éloignée de la transcription exacte de sa correspondance ukrainienne ‘Україна’ (cf. [ukra’jina], https://fr.forvo.com/word/%D1%83%D0%BA%D1%80%D0%B0%D1%97%D0%BD%D0%B0/#uk).
Le problème réside ailleurs : c’est plutôt comme appeler Barcelone Barshinûna, Barjlûna ou encore Barshalûna en souvenir du temps des califes.
Obtenue à partir du mot russe ‘Киев’ (en fait c’est une translittération de celui-ci), la graphie Kiev est intimement liée, pour les Ukrainiens, aux traumatismes historiques comparables à ceux qui sont liés au nom Adolf en France après la Guerre de 39-45 : https://www.youtube.com/watch?v=-U5lLmYq8nw. Ce prénom, ainsi que son homophone Adolphe resteraient tabous même après la réconciliation franco-allemande (cf. http://www.politologue.com/prenoms/detail/ADOLF.jCB , http://www.politologue.com/prenoms/detail/ADOLPHE.jCE).
Or une telle réconciliation n’a jamais eu lieu entre la Russie et l’Ukraine, ce qui plus est, la Russie de Poutine a occupé une partie de l’Ukraine et continue à mener une guerre contre celle-ci.
Le « multilinguisme » ukrainien que vous évoquez est un peu spécial et résulte de la politique de la russification forcée pratiquée par Moscou depuis l’époque tsariste. Cela se traduisait entre autres par l’interdiction des écoles ukrainiennes, de l’enseignement de l’ukrainien et de la publication de livres ukrainiennes (https://en.wikipedia.org/wiki/Valuev_Circular, https://fr.wikipedia.org/wiki/Oukase_d%27Ems, ).
A l’époque soviétique, le joug moscovite n’est pas devenu plus doux : nos élites ont été décimées dans les années 20 et 30 (https://en.wikipedia.org/wiki/Executed_Renaissance), d’innombrables paysans ukrainiens sont morts de faim à cause du Holodomor (https://en.wikipedia.org/wiki/Holodomor), ceux qui y ont survécu n’avaient pas de droit de partir de leurs villages jusqu’aux années 70 (https://en.wikipedia.org/wiki/Passport_system_in_the_Soviet_Union, https://hromadske.radio/news/2016/03/17/pasportna-systema-srsr-robyla-z-selyan-kripakiv-i-pozbavyla-yih-svobody), tout mouvement de contestation était sauvagement réprimé (http://archive.khpg.org/en/index.php?id=1127288239, http://www.encyclopediaofukraine.com/display.asp?linkpath=pages%5CD%5CI%5CDissidentmovement.htm), etc.
Depuis l’indépendance de l’Ukraine, survenue en 1991, la seule langue officielle y est l’ukrainien. La graphie Kyiv est la translittération officielle en anglais du nom de la capitale ukrainienne, adoptée par le gouvernement ukrainien en 1995.
Ce que nous apprécierions c’est plutôt un geste symbolique et engagé : essayer d’adopter une graphie désignant le nom de la capitale ukrainienne, qui marque le changement de statut de l’Ukraine après son indépendance et son affranchissement du joug moscovite.
Un tel effort a déjà été fait par le Canada pour d’autres ex-républiques soviétiques telles que la Moldova et la Bélarus (qui à l’époque soviétique étaient désignées par les noms russifiés ‘Moldavie’ et ‘Biélorussie’) : http://www.btb.termiumplus.gc.ca/publications/nomspays-countrynames-fra.html.