Dans un billet précédent, je faisais état de la mort par strangulation du mot problème. Mot auquel a succédé défi, petite mutation jovialiste d’un terme vraiment trop négatif en cette époque de javellisation du vocabulaire.
Mais nous assistons à la relève de la garde. Les défis s’étant multipliés comme de petits virus malfaisants, les voilà soudain remplacés par des enjeux.
Quelques exemples récents glanés dans La Presse.
« Mais j’espère que l’on va se souvenir en abordant ces enjeux que l’on parle d’humains. » – Rima Elkouri
« Cette incohérence empêche la tenue d’un débat équilibré sur les grands enjeux de notre collectivité. » – Lettre publiée dans le journal
« Me Smitiuch croit que l’enjeu des débats sera la question des normes de soins pendant une pandémie. » – Dépêche de la Presse Canadienne
« Ce guide devrait traiter notamment de ces enjeux » – Cabinet du ministre de l’Éducation
Le vrai sens d’enjeu diverge de celui de problème. Un enjeu est l’argent que l’on mise au début d’une partie; ce que l’on peut gagner ou perdre dans une entreprise. Un enjeu n’a donc rien à voir avec un problème.
Certains y verront une métaphore que l’on peut s’autoriser par licence poétique. Ce point de vue est évidemment discutable et je ne suis pas du tout convaincu que les scribes de tout acabit versent dans le lyrisme…
Dans le monde actuel, il est de plus en plus difficile d’appeler les choses par leur nom. Cette obsession collective de ne pas froisser qui que ce soit, de ne pas se faire invectiver par la meute déchaînée qui sévit dans les réseaux sociaux, explique cette lâcheté collective qu’on finit par oublier.
Mais, au bout du compte, un problème demeure un problème.
Le glissement de «problème» à «défi» serait causé par la peur d’appeler les choses par leur nom. Au moins en partie, j’en consens. (Ça sonne plus positif, donc c’est mieux. Logique!) Mais pour «enjeu», je n’en suis pas si certain. Combien de journalistes prennent le temps de consulter les dictionnaires, de se pencher sur le sens des mots?
«Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer.» À cette maxime, j’ajouterais peut-être «ou la paresse».
La fièvre des enjeux n’arrive-t-elle qu’aujourd’hui outre-Atlantique, vraiment ?
Cinq ans au moins qu’elle sévit en France, en particulier dans la sphère politique et plus particulièrement encore, dans les concours administratifs.
Ici, enjeu ne remplace pas que problème, il remplace tout et n’importe quoi: objectif, obstacle, difficulté… « Truc » le remplacerait avantageusement: « Notre proposition répond à l’enjeu de… » => « Le truc avec notre proposition, c’est que… »
Problématique-méthodologie-enjeux, le triptyque infernal.
Maigre satisfaction: ainsi donc, la France qui se gave de modes américaines généralement deux ans après, exporte quelques rares fois en sens inverse.
Bon courage avec l’enjeu de l’enjeu.
Merci pour cette mise en perspective!