Le décret migratoire du président américain nous arrive dans sa deuxième mouture. L’expression fait sourciller surtout pour le contenu raciste qu’elle suggère, mais semble acceptée par tous les rédacteurs.
Elle cache toutefois une petite faille. Posons-nous la question : un décret peut-il être migratoire? Idem pour le code criminel. Le code est-il vraiment criminel?
Et les fameux délais judiciaires. Tout d’abord ce ne sont pas des délais, mais bien des retards, délai étant un anglicisme qui semble indéracinable dans les médias. Ensuite, il serait préférable de parler des retards de la justice.
Quand on y réfléchit bien, ce genre de construction n’est pas tout à fait logique. On sent que l’emploi de l’adjectif est quelque peu forcé.
En fait, il faut distinguer l’adjectif qualificatif de l’adjectif de relation.
L’adjectif qualificatif
Il s’agit d’un adjectif qui exprime une manière d’être ou une qualité de l’être.
Une personne intelligente.
Un train rapide.
On peut graduer un adjectif qualificatif.
Une personne très intelligente.
Un train assez rapide.
L’adjectif qualificatif peut être antéposé :
Une jolie maison.
On peut aussi le séparer par un autre adjectif qualificatif.
Une jolie petite maison
L’adjectif de relation
Il exprime plutôt un rapport d’appartenance, de dépendance ou d’exclusion. Les exemples sont multiples :
Un pain français.
Le voyage papal à Cuba.
Un centre sportif.
Gérald Filion, journaliste économique.
Jacques Duval, chroniqueur automobile.
Quelque chose cloche, manifestement. La baguette ne cause pas de politique, elle ne fait pas de raisonnements; le voyage n’est pas vraiment papal, le centre ne fait pas de sport, Gérald Filion ne fait pas économiser de l’argent à Radio-Canada, Jacques Duval n’a pas quatre roues.
De plus, impossible de graduer ces adjectifs.
Un pain plutôt français
Un centre particulièrement sportif
Pourquoi l’adjectivite?
L’adjectivite, c’est l’emploi abusif de l’adjectif. Le décret de Trump ne migre pas; il ne peut donc pas vraiment être qualifié de migratoire. Même chose pour la clause dérogatoire; la clause en question ne déroge pas de la Constitution : elle permet de s’y soustraire.
Malgré ces failles de logique, les adjectifs de relation se multiplient, pour la simple et bonne raison qu’ils sont utiles. Sans eux, il faudrait continuellement étoffer notre discours; les périphrases en alourdiraient la teneur.
Un bel exemple : que fait-on de Jacques Duval? Un chroniqueur en matière d’automobiles?
Le raccourci est tentant et les journalistes y recourent très souvent, tout comme la population en général. Pensons à autobus scolaire, congé parental, crise cardiaque, etc.
Certaines constructions sont toutefois douteuses : l’accident a fait deux blessés graves. La syntaxe en prend pour son rhume. Il faut reformuler. Deux personnes ont été grièvement blessées.
L’adjectivite est partout, on le voit avec le décret migratoire. Facile de le critiquer, plus difficile de le reformuler. Le professeur Charles LeBlanc de l’Université d’Ottawa suggère le décret-loi sur l’immigration. Verra-t-on un jour cette solution dans les médias? Les paris sont ouverts…
Un grand merci pour cette approche, finalement assez rare dans les blogues spécialisés de langue. Paradoxalement, comme vous le soulignez, cet abus est extrêmement commode et on ne sait comment y remédier efficacement.
En France, nous connaissons une grande popularité des « cafés gourmands » : cet adjectif de gourmand a glissé, dans nombre d’expressions, de la personne – un pécheur capital, comme chacun sait – à l’objet de sa convoitise. Comment reformuler simplement ?
Cette dérive est proche de celle des noms en apposition qui prolifèrent : mot clé, vêtement tendance, voyage éclair, etc.
Dans les deux cas, même raccourci ressenti comme désagréable, mais sans possibilité de riposte immédiate. Un vrai casse-tête pour correcteur scrupuleux…