Les règles d’accord avec l’auxiliaire avoir sont inutilement compliquées alors qu’elles pourraient être simples. Ceux qui réclament une réforme de la grammaire française s’en prennent souvent à cet accord.
En général, le mot qui s’accorde reste invariable quand le donneur d’accord n’est exprimé qu’ensuite. Mais la règle d’accord du participe passé conjugué avec avoir est souvent considérée ou ressentie comme artificielle. La langue parlée la respecte très mal, et, même dans l’écrit, on trouve des manquements, bien qu’ils restent minoritaires[1].
L’accord en question comporte de redoutables traquenards, comme si la règle de départ déjà assez biscornue se mutait en hydre à huit têtes.
- L’accord du participe passé suivi de en
Nous voici au royaume de l’ambivalence. Certains ne font pas l’accord.
Il y a des types comme ça. J’en ai connu.
Tu me dis que les romans te choquent; j’en ai beaucoup lu.
– Georges Bernanos
D’autres le font.
Des connaissances, des conseils, mes trois fils en ont reçus.
– Maurice Duhamel
Une immense muraille telle que les hommes n’en ont jamais construite.
– Julien Green
Observation de Grevisse : « Cette variation ne peut être taxée d’incorrecte[2]. » Soit, mais disons que, dans les derniers exemples, la logique naturelle se superpose à la règle.
QUIZ
Avant de poursuivre, amusons-nous un peu.
S’accorde ou ne s’accorde pas?
1. Les 100 000 hommes que nous a coûté la défaite.
2. Les chaleurs qu’il a fait.
3. Elle songea aux années qu’elle avait vécu ensuite.
4. Les efforts que ce travail m’a coûté.
5. Il m’a donné tous les renseignements que j’ai voulu.
6. Il l’a mis enceinte.
7. Cette innocence que j’ai qualifié de fonctionnelle.
8. Je les ai fait combattre.
9. Je les ai vu partir comme trois hirondelles.
10. Il avait vu les mitrailleuses braquées sur lui, les avait entendu tirer.
Réponses : 1. Oui; 2. Non; 3. Non; 4. Oui; 5. Non; 6. Oui; 7. Oui; 8. Non; 9. Oui; 10. Oui
Honnêtement, qui peut prétendre avoir réalisé un parcours parfait sans faire de recherche? Combien de fautes avez-vous commises (oui, ça s’accorde)?
- L’accord du participe passé suivi d’un infinitif
Ce genre d’accord est une source infinie de questionnement. On accorde ou pas? Certes, l’Académie a éliminé en 1990 l’accord de laisser lorsqu’il est suivi d’un infinitif, mais cette correction demeure bien timide en regard de tous les autres cas de verbes qui font hésiter.
La règle de base semble assez simple. Elle se lit comme suit :
Le participe passé avec avoir et suivi d’un infinitif (avec ou sans préposition) s’accorde avec le complément d’objet direct qui précède quand l’être ou l’objet désigné par ce complément font l’action exprimée par l’infinitif[3].
Exemples cités par Grevisse :
Je les ai vus partir comme trois hirondelles (Victor Hugo)
Je les ai entendus crier dans le jardin (Jean-Paul Sartre).
Des hommes que l’on avait envoyés combattre (Jean Dutourd).
Quand l’être ou l’objet désigné par ce complément font l’action exprimée par l’infinitif, le complément ne s’accorde plus.
Les airs que j’ai entendu jouer étaient joyeux.
Les comédies qu’on m’a empêché de jouer.
La matière que j’ai cherché à pétrir.
Cette règle, instaurée au XVIIIe siècle était déjà assez mal respectée à l’époque[4]. On comprend aisément pourquoi. De nos jours, même les personnes les plus ferrées en français hésitent. Suivre la règle implique une analyse serrée pour déterminer les cas où l’être ou l’objet désigné par le complément ne fait PAS l’action exprimée par l’infinitif.
Écoutons encore Grevisse :
1) Si l’infinitif a son propre objet direct, le pronom objet direct ne peut être rapporté à l’infinitif et le participe varie : Ces bûcherons, les ai VUS abattre des chênes; – 2) si l’agent de l’infinitif est ou peut être exprimé avec la préposition par, le pronom ne peut être rapporté au participe, et celui-ci est nécessairement invariable : Ces arbres, je les ai VU abattre (par le bûcheron)[5].
Reprenons notre souffle. Tout ceci est à peu près aussi clair que le boson de Higgs.
Maintenant, une question pour nous tous : est-il normal qu’une règle aussi fondamentale que l’accord du participe passé avec les verbes suivis d’un infinitif soit aussi obscure pour le commun des mortels? Autre question : pensez-vous vraiment que tous les rédacteurs vont plonger dans une grammaire de 1500 pages pour trouver la recette?
Bien sûr que non. On ne sera pas surpris de lire ce qui suit dans Le bon usage : « En tout cas, l’usage est hésitant et plus d’un auteur laisse le participe passé invariable dans tous les cas[6]. »
Exemples venant d’auteurs connus.
Lorsqu’elle eut retrouvé ses esprits, on l’avait entendu murmurer (Michel de Saint Pierre).
Il avait vu les mitrailleuses braquées sur lui, les avait entendu tirer (André Malraux).
Les contradictions qu’ils ont senti se dresser en eux ou devant eux (André Gide).
Cette lugubre place de Grève (…) pourrait être parée des têtes qu’elle a vu tomber (Victor Hugo).
On pourrait continuer longtemps. Qu’il suffise de constater que le participe fait suivi immédiatement d’un infinitif est déjà invariable. Exemple : « La secrétaire que j’ai fait embaucher. »
Bien entendu, on arrive toujours à trouver un mouton noir dans la littérature. Dixit Yves Navarre : « Une autre s’est faite engrosser [7]. »
Un peu de simplicité
L’Académie a proposé en 1990 d’étendre cette invariabilité de régime à laisser.
Elle s’est laissé mourir. Les enfants que nous avons laissé partir.
Le lecteur appréciera la grande simplicité de ces exemples. Finies les réflexions tortueuses pour savoir qui fait l’action. Autrement, il aurait fallu faire l’accord pour la première phrase.
Elle s’est laissée mourir – c’est elle qui accomplit l’action.
Les enfants que nous avons laissé partir – c’est nous qui avons laissé partir les enfants et non pas les enfants qui se sont laissés partir. Donc le complément direct n’est pas celui qui accomplit l’action.
D’ailleurs l’histoire du français a connu certains partisans de la simplicité, dont Claude Favre de Vaugelas, l’un des premiers membres de l’Académie française. Vaugelas, comme on l’appelle, prônait l’invariabilité d’avoir et d’être. Le texte suivant est de sa plume.
La Reyne la plus accomplie que nous eussions jamais veu seoir sur le Throsne des fleurs de lys.
Ma sœur est allé visiter ma mère.
On peut regretter que son opinion n’ait pas prédominé. Le français s’est encombré de complexités qui dépassent l’entendement. Qui voudrait sérieusement défendre la règle actuelle?
Contrairement à ce que l’on peut penser, les Européens ne sont pas tous murés dans un refus total et obstiné quant à une réforme des règles du français. En voici un bel exemple.
- L’accord du participe passé vu autrement
Le Conseil international de la langue française[8] ainsi que l’Association pour une rationalisation de l’orthographe française[9] veulent réduire l’appareil grammatical au strict minimum.
Pour eux, le participe passé est un receveur de genre et de nombre. Les notions traditionnelles de genre ou de nombre sont abolies. L’optique est passablement différente, comme le résume le tableau suivant[10] :
Le Conseil propose trois règles; les voici avec l’exemple mangé :
1. Les participes passés employés sans auxiliaire et les participes passés conjugués avec l’auxiliaire être s’accordent avec le mot ou la suite de mots que l’on trouve à la question « Qu’est-ce qui est (ou n’est pas) mangé? » |
2. Les participes passés des verbes pronominaux pourront s’accorder avec le mot ou la suite de mots que l’on trouve à l’aide de la question « Qu’est-ce qui s’est ou ne s’est pas mangé? » augmentée des éventuels compléments du verbe. |
3. Les participes passés conjugués avec le verbe avoir pourront s’écrire dans tous les cas au masculin singulier. |
Les exemples suivants permettent d’illustrer l’application de ces nouvelles règles.
1. Avec l’auxiliaire être
La pomme est mangée.
La lumière est éteinte.
2. Avec l’auxiliaire avoir
Ils ont mangé la pomme.
La pomme qu’ils ont mangé.
Les ennuis que ces paroles m’ont valu.
L’histoire qu’ils ont trouvé amusante.
Les musiciens qu’ils ont entendu jouer.
3. Les verbes pronominaux
Ils se sont parlés.
Elles se sont lavées les cheveux.
Les cheveux qu’elle s’est lavée.
Elles se sont ries de son air jovial.
Les spectacles qui se sont succédés.
Elle s’est dite que…
Les pavillons qu’ils se sont faits construire.
Cette approche a l’avantage d’être simple : on accorde avec être mais pas avec avoir, ce qui empêchera bien des interrogations existentielles dont les francophones ont le secret…
Qu’en pensez-vous?
[1]Maurice Grevisse, Le bon usage, p. 1219. C’est moi qui souligne.
[2] Ibid, p. 1221.
[3] Ibid.,p. 1224.
[4] Ibid. 1224.
[5] Ibid., p. 1225.
[6] Idem. C’est moi qui souligne.
[7] Cité par Grevisse, p. 1225.
[9] http://erofa.free.fr.
[10] Bureau de la traduction, Les nouvelles tendances du français, atelier de formation, p. 45.
Si dans « les comédies qu’on m’a empêché de jouer » on n’accorde pas avec « les comédies que », qui est COD du verbe « jouer », on accorde en revanche avec « m' », qui est COD du verbe « empêcher », par exemple au féminin. Il n’y a pas d’invariabilité de principe du participe passé.