Nous avons pu mesurer dans le précédent article toute
l’absurdité des règles d’accord du participe passé avec avoir. Même l’Académie française
avait envisagé au début du siècle dernier de tout simplement l’abolir.
Le simple fait que les Immortels aient envisagé pareille
solution laisse croire qu’ils ne considéraient pas indispensable d’accorder le participe
passé en question, si le complément d’objet direct est placé après le verbe.
Le français exprime toute sa complexité dans les règles d’accord
des participes passés. On a encore l’impression que dans notre langue tout ce
qui pourrait être simple finit nécessairement par être compliqué. Comble de
malheur, une cohorte d’irréductibles s’opposent farouchement à toute
modernisation du français, au fond, parce qu’ils ne peuvent concevoir que les
autres souffrent comme ils ont souffert. Donc, tout changement à la langue
française doit être combattu jusqu’à la dernière cartouche. Et on ne fait pas
de prisonnier.
Simplifier le français serait un nivellement par le bas. Ce qui revient à dire que plus une langue est compliquée, plus elle a de la valeur. Par conséquent, l’espagnol et l’allemand, dont l’orthographe est presque entièrement phonétique seraient de qualité inférieure au français. Le coréen, qui s’écrit de manière entièrement phonétique n’aurait aucune valeur. Par contre, le finnois avec son cortège de déclinaisons, le russe qui en compte six, seraient supérieurs à notre langue. Et ne parlons même pas de l’anglais, ce sabir simplet à la grammaire étriquée.
Par conséquent, réformer les règles absurdes d’accord du
participe passé est pure hérésie. Point barre.
Au risque d’en choquer beaucoup, j’inscris ma dissidence.
Aujourd’hui, les verbes pronominaux et l’accord avec être.
L’accord avec l’auxiliaire être
La règle est tellement simple qu’il est difficile de se
tromper. On se demande pourquoi le français n’est pas toujours aussi simple.
Le participe
passé employé sans auxiliaire ou avec l’auxiliaire être s’accorde comme un adjectif. Il s’accorde en genre et en
nombre, soit avec le nom ou le pronom auxquels il sert d’épithète… Soit avec le
complément d’objet direct s’il est attribut de ce complément[1].
Certains
réformateurs voudraient tout simplement abolir cet accord. Ce serait une grave
erreur. Contrairement aux langues germaniques – à commencer par l’anglais – le
français donne des informations précieuses sur la personne qui subit
l’action : s’agit-il d’un homme ou d’une femme? D’une ou de plusieurs
personnes?
Imaginons que
vous receviez une lettre de Camille Landry. Vous ignorez qui est cette personne
et voudriez lui répondre. Embêtant : s’agit-il d’un homme ou d’une femme?
Heureusement,
la dernière phrase de la missive contient un accord : « J’ai été très
intéressée par votre conférence sur la simplification du français. »
Ce genre
d’information serait indétectable en anglais ou en allemand, du moins pas de
cette manière.
L’accord du participe passé avec être est par conséquent à maintenir, non seulement parce qu’il est
simple, mais parce qu’il est utile.
Les verbes pronominaux
L’accord gouvernant les verbes pronominaux est l’un des
raffinements sadomasochistes dont le français a le secret. Écoutons Pivot :
Le 12 janvier 2014, l’animateur
au journal de 20 heures de France 2 Laurent Delahousse lui demande :
« Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous lui entendre dire quand il vous
accueillera? » Et Pivot de répondre : « Bonjour Pivot. Vous
allez pouvoir m’expliquer les règles d’accord du participe passé des verbes
pronominaux. Je n’y ai jamais rien compris. »
Bernard Pivot est un érudit. Lui-même y perd son latin
devant les règles alambiquées régissant l’accord des verbes pronominaux. Il n’est
pas le seul. En effet, les règles en question sont l’un des éléments les plus
déconcertants, pour ne pas dire aberrants, de la langue française.
Plutôt que de nous enliser dans une grammaire, faisons appel
au Multidictionnaire de la langue
française, dont les tableaux récapitulatifs font merveille.
L’auteure, Marie-Éva de Villers, divise les verbes
pronominaux en cinq catégories[2] :
- Les verbes pronominaux réfléchis;
- Les verbes pronominaux non réfléchis;
- Les verbes essentiellement pronominaux;
- Les verbes pronominaux de sens passif;
- Les verbes pronominaux dont le participe passé
est invariable.
C’est tout simple, comme on le voit.
1. Les verbes pronominaux
réfléchis. Ils sont réfléchis quand leur action a pour objet le sujet du
verbe.
Elle s’est parfumée
Ces verbes sont dits réciproques
« lorsqu’ils marquent une action exercée par plusieurs sujets l’un sur
l’autre, les uns sur les autres.
Martin et Jeanne se sont écoutés, ils se sont regardés.
La règle : le
participe passé des verbes pronominaux réfléchis s’accorde avec le complément
direct qui précède le verbe.
2. Les verbes
pronominaux non réfléchis
Ces verbes s’accompagnent d’un pronom qui n’est pas un
complément direct. « Ce pronom est sans fonction logique.[3] »
Parmi les verbes pronominaux non réfléchis, mentionnons :
S’apercevoir, se défier, se douter, s’ennuyer, se plaindre de, se prévaloir, se refuser, etc.
La règle :
l’accord du participe passé se fait avec le sujet du verbe.
Les enfants se sont moqués du comédien. Ils se sont tus quand le spectacle a commencé.
3. Les verbes
essentiellement pronominaux
Ces verbes n’existent qu’à la forme pronominale. Quelques
exemples :
S’écrier, s’évanouir, se parjurer, se suicider, etc.
La règle :
l’accord du participe passé se fait avec le sujet du verbe.
4. Les verbes
pronominaux de sens passif
Ce sont des verbes employés à la voix passive où le sujet
subit l’action, mais ne la fait pas.
Les pommes se mangent à la récréation.
Dans le cas qui nous occupe, le pronom se ne constitue pas le sujet, car les pommes elles-mêmes ne se
mangent pas.
La règle :
l’accord du participe passé se fait avec le sujet du verbe.
5. Les verbes
pronominaux dont le participe passé est invariable
Ce sont les verbes les plus embêtants, car on serait tenté
de les accorder.
Ils se sont succédé à la tête de l’entreprise.
Elles se sont parlé longuement.
En fait, ce dernier type de verbe constitue une entorse
flagrante à la logique naturelle qui nous pousse à faire l’accord. Voyons
quelques exemples :
Les deux avocats se sont menti.
Elle s’est rendu compte de son erreur.
Les membres de l’équipe se sont rencontrés hier et se sont parlé.
La règle : le
participe passé est invariable.
Nous avons cinq cas devant nous gouvernés par trois règles
distinctes. Dans trois d’entre eux, l’accord se fait avec le sujet du verbe, un
autre avec le complément direct et le dernier est invariable.
Le francophone est donc obligé de faire une analyse
grammaticale serrée pour décider s’il accorde le participe passé. Il est clair
que la plupart des gens sont réticents à se livrer à cet exercice et se fieront
à leur logique. Or la logique est souvent absente de la grammaire française.
Malheureusement, tout au long des siècles, les grammairiens
se sont ingéniés et obstinés à élaborer des règles absconses[4].
Voyons un peu les conséquences concrètes de ces règles que
certains traditionnalistes présentent comme rationnelles.
Comment écririez-vous la phrase suivante?
Elle s’est donné du mal.
Ou bien :
Elle s’est donnée du mal.
Dans le cas présent, il faut une bonne dose de réflexion
pour déterminer si le verbe s’accorde ou non. Vous n’êtes pas sûr? Et bien
sachez que l’accord ne se fait pas ici, parce que c’est le mal qui a été donné.
Pourtant, le verbe donner
peut aussi s’accorder :
Elle s’est entièrement donnée à son œuvre.
Ici c’est le sujet féminin qui se donne. Avouons que la
nuance est assez subtile.
- Se rencontrer et se plaire
Les verbes pronominaux réfléchis sont ceux qui écorchent le
plus la logique parce qu’on s’attend à ce qu’ils soient tous accordés. Or ils
ne le sont pas, comme nous l’avons vu. Ce qui donne ceci :
Que d’hommes se sont craints, déplu,
détestés, nui et haïs.
Elles se sont rencontrées et se sont plu.
Notre premier réflexe est de crier à l’erreur. Pourtant il
n’y en a pas. Les hommes de la première ligne se sont déplu et succédé à
eux. Complément d’objet indirect, donc pas d’accord.
Deuxième phrase : elles ont rencontré qui? Elles.
Complément d’objet direct. Mais elles se sont plu à elles. Complément d’objet indirect, donc pas d’accord.
Comme cela arrive assez souvent en français, la logique grammaticale va à l’encontre de la logique naturelle. Ne serait-il pas temps que les deux concordent?
- Se succéder et autres cas tordus
Le participe passé de certains verbes est invariable, nous
en avons parlé. Nous devons donc mémoriser une série de verbes rentrant dans
cette catégorie. Là encore, des surprises nous attendent.
Les ennuis se sont succédés.
Pour le commun des mortels, l’accord fait dans la phrase
précédente est non seulement correct, mais il va de soi. Pourtant, il faudrait
écrire :
Les ennuis se sont succédé.
Les ennuis se sont succédé à eux, donc complément d’objet
indirect et pas d’accord.
Revenons sur cette fameuse règle, telle qu’expliquée par les
grammairiens Berthier et Colignon.
La conjugaison pronominale avec
l’auxiliaire être est soumise à la
même règle d’accord que la conjugaison ordinaire avec l’auxiliaire avoir : le participe passé du verbe
au temps composé s’accorde avec le complément direct s’il en est un qui soit
placé avant le verbe, mais reste invariable en toute autre circonstance[5].
Quelques exemples retenus par les deux hommes.
La jeune femme s’est senti (et non sentie) la force…
Elle s’est rendu (et non rendue) compte de son erreur.
Les deux amies se sont tenu (et non tenue) la main.
(Mais) La main qu’elles se sont tenue (et non tenues).
L’excuse qu’elles se sont donnée (et non données).
Ils se sont vu remettre des formulaires.
- Une
ancienne règle écartée
Détail intéressant, le participe passé des verbes
pronominaux conjugués avec être s’accordait
presque toujours avec le sujet en ancien français; cet accord restait très
fréquent au XVIIe siècle[6].
Nous nous sommes rendus tant de preuves
d’amour (Corneille).
Ils se sont parlés (La Bruyère).
C’était évidemment beaucoup trop simple pour en rester là et
les grammairiens des siècles suivants n’ont pas tardé à tout compliquer. Leurs
élucubrations nous donnent maintenant des situations suivantes :
Elle s’est blessé le doigt – Où est le complément direct? Après le verbe, donc on n’accorde pas.
Elle s’est blessée au doigt – Le complément direct est avant le verbe. Elle s’est blessée elle. Donc on accorde.
Pour être malicieux, on pourrait ajouter : « Les
doigts qu’elle s’est coupés. »
Déjà, il y aurait de quoi se couper la gorge… enfin presque.
Mais comme nous l’avons vu dans d’autres cas, bien des auteurs semblent ignorer
la règle ou ont tout bonnement décidé de ne pas la respecter. Et pas n’importe
lesquels[7].
Toutes les tempêtes possibles se sont succédées très vite (Henri
Troyat, membre de l’Académie française).
Les neuf juges s’étaient interdits de vérifier la conformité des lois
françaises (Journal Le Monde).
Elle s’est commandée trois robes chez Lipton (André Giraudoux).
Elle s’est lavée les mains (Raymond Queneau).
Elle s’est mise tout le monde à dos (François Mauriac).
Les verbes assurer et
persuader viennent ajouter à notre
plaisir pervers. « Quand ces verbes ont la forme pronominale, nous dit
Grevisse, il faut examiner si le pronom réfléchi est objet direct ou objet
indirect [8]. »
Le francophone doit donc jongler avec des phrases
comme :
Nous nous sommes assuré des vivres pour six
mois.
Nous nous sommes assurés de cette
nouvelle.
Ces distinctions subtiles finissent par épuiser.
- Accorder
tous les verbes pronominaux!
Comment ne pas être d’accord avec le grammairien Joseph
Hanse qui proposait d’accorder tous les pronominaux conjugués avec être? Surtout quand on constate que des
académiciens et de grands écrivains s’embrouillent, comme nous l’avons vu.
Bien entendu, on pourrait aussi décider de ne pas les
accorder, ce qui donnerait des phrases comme celle qui suit :
Elles se sont rencontré et se sont plu.
Ces accords javellisés mettent mal à l’aise. Personne ne
s’étonnera de faire l’accord alors que son absence surprend.
Alors que diriez-vous si, pour notre santé mentale à tous,
nous accordions tous les verbes pronominaux? Plus d’exception. Fini.
Elles se sont rencontrées et se sont plues.
Elle s’est donnée beaucoup de mal.
Les ennuis se sont succédés.
Elle s’est arrogée le droit de tout
décider.
Ils se sont vus remettre un trophée.
Ils se sont nuis.
Ils se sont suffis à eux-mêmes.
Elles s’en seraient voulues de
négliger ce détail.
Elles se sont ries de tous ces
projets.
Ils se sont complus dans le
ridicule.
Ce qui concorderait avec tous les autres cas où l’accord se
fait.
Ils se sont voulus rassurants
Elles se sont dites satisfaites des
réformes.
Les membres du parti se sont réunis
à huis clos.
Vous ne trouvez pas qu’on
respire mieux?
Certains vont ruer dans les brancards. Qu’ils le fassent. La
seule solution qu’ils offrent, c’est le statu quo, c’est-à-dire des règles
compliquées que nous peinons tous à respecter. Y compris, je le répète, des
érudits.
Prochain article : l’accord avec l’auxiliaire avoir
[1]
Grevisse, Le bon usage, p. 1217
[2]
Marie-Éva de Villers, Multidictionnaire
de la langue française, pp. 1190-1191. Les exemples cités sont d’elle.
[3]
Idem, p. 1190.
[4]
Tout le monde a compris que les deux verbes sont accordés parce qu’ils sont
essentiellement pronominaux. Quant à absconse,
il s’agit bel et bien du féminin d’abscons.
[5]
Cité par Nina Catach, Les délires de
l’orthographe, p. 289.
[6]
Grevisse, op. cit., p. 1227.
[7]
Exemples cités par ibid., p. 1228.
[8] Ibid., p. 1229.