« Questionner » est un exemple parfait de faux ami. Élégant, il se pare des plus beaux atours de notre langue tout en cachant insidieusement sous sa cape un sens qui relève plutôt de la langue de Shakespeare.
Regardons les phrases suivantes. Lesquelles comportent une erreur?
1.Les journalistes questionnent la ministre.
2.Elle se questionne sur son avenir.
3.Les membres du parti questionnent la décision de leur chef.
4.Le fait d’insulter des chefs terroristes étrangers est très questionnable.
Il n’y a pas de mal à questionner (ou interroger) la ministre, qui d’ailleurs remet en question son avenir ; elle se questionne.
Cependant, les membres d’un parti remettent en question la décision de leur chef, ils ne la questionnent pas. Nous venons de traverser le Rubicon des anglicismes.
D’ailleurs, la Banque de dépannage linguistique est formelle :
Contrairement à la forme anglaise to question, ce verbe n’a pas le sens des mots et expressions suivants : mettre en doute, douter de, contester, mettre en question et s’interroger sur.
Des ouvrages classiques comme Le dictionnaire des anglicismes de Colpron et le Multidictionnaire de la langue française de Marie-Eva de Villers abondent dans le même sens.
Quelle ne fut pas ma surprise de me faire annoncer dans une enceinte universitaire que questionner pouvait revêtir le sens anglais de la troisième phrase de l’exemple. La source ? Le Petit Robert. L’ouvrage donne la définition suivante, aussi lapidaire que concise : remettre en question.
On m’aurait annoncé que la Terre est plate et j’aurais été tout aussi consterné. Je me posais beaucoup de questions… J’ai donc interrogé l’auguste institution et elle m’a répondu que ce nouveau sens avait été inséré en 2016. Nouvelle surprise : le dictionnaire ne mentionne pas du tout l’origine anglaise de ce sens, alors qu’habituellement il signale les emprunts à l’anglais.
Le Trésor de la langue française ne comporte pas de définition allant dans le sens anglais. Tout au plus y lit-on la formulation analogique Poser une question à quelque chose.
Le Trésor nous réserve une citation de Balzac datant de 1836…
Son attention à évaluer le boudoir s’expliquait : il était parti de l’éléphant doré qui soutenait la pendule pour questionner ce luxe
Contradicteurs compulsifs et anglomanes y verront sans doute une justification de l’anglicisme, bien qu’un exemple datant de 183 ans me paraisse assez peu convaincant. À mon sens, le français d’outre-mer a tout simplement été influencé par l’usage anglais.
Ce ne serait pas la première fois qu’un mot français subit un élargissement sémantique conditionné par l’anglo-américain. Réaliser dans le sens de se rendre compte en est un bel exemple.
Soulignons en terminant que le Larousse n’affiche pas ce nouveau sens. Parmi les définitions de « questionner » : poser problème à quelqu’un.
Enfin un dictionnaire qui me comprend.
Quand est-ce qu’un anglicisme en française cesse de l’être ? En effet, pleins de mots en français sont venus de l’anglais pour s’intégrer parfaitement en français et pleins sens sont venus se greffer à des mots français. On a vu récemment en français européen l’intégration du mot addict et ses formes dérivées, en particulier addiction, sans problème. Et que dire de Master, nom de diplôme qu’on appelle Maîtrise au Canada ?
Évidemment, au Canada, la promiscuité des langues, les besoins de traduction et la hantise de l’anglais ont favorisé toutes sortes de situations parfois un peu bizarres. Par exemple, d’où sort le mot régime dans notre Régime Enregistré d’Épargne Retraite et le Régime d’Accession à la Propriété ? Et notre fin de semaine n’est pas la fin de la semaine mais plutôt le congé venant avec la semaine anglaise.
Dans le cas qui nous intéresse ici, le verdict est clair. D’une part les phrases suivantes sont parfaitement compréhensibles et tout à fait françaises dans leur forme:
3. Les membres du parti questionnent la décision de leur chef.
4. Le fait d’insulter des chefs terroristes étrangers est très questionnable.
Où est le problème ? Qu’en est-il de l’usage ? Si vous cherchez « dépenses questionnables» et «socialement questionnables», sur le web, on trouvera de centaines d’exemples.
D’autre part, le Petit Robert donne une définition dans ce sens sans signaler qu’il s’agit d’un anglicisme ou d’un solécisme. Bref, ça fait partie du français contemporain.
Le dossier est clos. N’en parlons plus. Si c’est bon pour le Petit Robert, c’est bon pour tout le monde. Évidemment, personne n’est obligé d’utiliser le mot dans ce sens. On peut préférer des formes comme mettre en doute, douteux, douter, etc. mais le mot questionner en français a d’ores et déjà acquis un nouvel usage.