Introduction
Les États-Unis sont un pays très conservateur, en fait bien plus conservateur que les autres démocraties libérales. Les Américains ont une foi aveugle dans le capitalisme qui permet à chacun de bâtir sa fortune. La méfiance envers l’État y est très répandue. L’autoritarisme dont a fait preuve le roi anglais George III les a traumatisés et la crainte du despotisme est devenue une obsession nationale. Toute la constitution américaine a été savamment tricotée de manière à éviter que le président devienne un dictateur; que le Congrès ne s’impose pas comme véritable dirigeant du pays; les tribunaux étant les garants de cet équilibre délicat.
La méfiance envers le gouvernement constitue la trame de la courtepointe complexe qu’est le système politique étasunien. L’État n’a pas pour rôle d’assurer l’égalité des chances, mais bien de créer des conditions favorables à l’enrichissement individuel.
L’intervention de l’État dans l’économie et ailleurs suscite toujours de la méfiance. Elle est par définition abusive. Pour beaucoup d’Américains, elle n’est rien d’autre que du socialisme.
Qu’est-ce que le socialisme au juste?
Dans la culture populaire, ce mot est aussi galvaudé que fascisme. Selon la personne à qui vous avez affaire, socialisme prend des sens parfois radicalement différents. En fait, le terme est devenu une sorte de fourre-tout; la confusion est totale.
L’expression a connu son essor au XIXe siècle avec l’apparition de la pensée marxiste. En 1848, Karl Marx et Friedrich Engels faisaient paraitre le Manifeste du parti communiste, ouvrage devenu la bible du mouvement socialiste, ou communiste, si vous préférez. Je vais revenir sur le mot communiste plus loin dans cet article.
La Révolution industrielle a amené un changement radical des sociétés. Les paysans ont commencé à déserter les campagnes pour aller travailler en usine, où ils étaient exploités de manière éhontée par les capitalistes, appelés bourgeois dans le fameux Manifeste. Les ouvriers, appelés prolétariat dans le même ouvrage, vivaient dans des conditions sordides, travaillant 12 heures et plus, six ou sept jours par semaine, sans parvenir à se sortir de la misère. Leur appauvrissement sans fin portait en soi les germes d’une révolution des ouvriers.
Pour les marxistes, cette révolution était inévitable. Tôt ou tard, les ouvriers allaient se révolter et abattre le système capitaliste. Les ouvriers prendraient le pouvoir et établiraient la dictature du prolétariat qui passait par l’élimination physique de la classe bourgeoise.
Cette étape de la révolution s’appelle le socialisme et cette étape n’est que transitoire et conduit à l’avènement d’un nouveau régime politique appelé communisme.
Qu’est-ce que le communisme?
Les ouvriers sont donc au pouvoir et ils dirigent leurs propres usines où il est impensable qu’il y ait exploitation des employés. Les ouvriers ne peuvent s’exploiter eux-mêmes puisque la classe sociale parasitaire de la bourgeoisie (les capitalistes) a été éliminée.
C’est donc la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, comme on disait à l’époque. Le communisme constitue un paradis des travailleurs. Chacun donne à la communauté ce qu’il peut et prend ce dont il a besoin. Ce paradis génère une telle prospérité que l’État lui-même peut disparaitre, l’État étant, aux vues des marxistes, un appareil de répression de la classe ouvrière mis en place par la bourgeoisie. Or, comme cette dernière a disparu, il n’est plus nécessaire d’avoir un État.
La disparition de l’État marque la fin de la période socialiste et le début de l’ère communiste.
Le socialisme réel
Karl Marx était d’abord et avant un philosophe. Il a tracé les grandes lignes de ce que pourrait être une société communiste. Mais Marx n’a jamais précisé comment fonctionnerait cette société en transition qui appliquerait le socialisme. Quelles seraient ses institutions? Comme s’opérerait la liquidation de la bourgeoisie? Ces considérations sont absentes des écrits de Karl Marx. L’homme se situait d’abord et avant tout sur le plan des idées. Les détails pratiques ne l’intéressaient pas.
N’oublions pas Marx était un humaniste et qu’il n’aurait jamais pu imaginer l’allure que prendraient les régimes socialistes au siècle suivant. Et s’il avait pu le prévoir, il en aurait été horrifié. Pour Marx, une société socialiste était une société libérée, par une dictature répressive.
Le premier pays où s’est produit une révolution socialiste est la Russie tsariste. En fait, il s’agit au départ d’un coup d’État orchestré en 1917 par le Parti bolchévique qui s’est emparé du Palais d’hiver de Saint-Pétersbourg. Le pouvoir tsariste était en pleine déliquescence en raison de la Grande Guerre. Ce coup d’État n’avait à voir le rêve de voir les ouvriers déclencher une révolution prolétarienne à l’échelle du pays.
Mais il y avait indéniablement une grogne populaire qui menaçait de renverser le régime tsariste; un peu partout naissaient des conseils ouvriers appelés soviets. Le régime bolchévique de Lénine en prend bonne note, mais rapidement, le désir de contrôler la révolution en cours, et de la consolider, amène une forte centralisation du pouvoir aux mains du Parti bolchévique. C’est déjà une première rupture avec la pensée de Marx. Le pouvoir n’émane plus des soviets, il émane d’un petit groupe de militants qui contrôle le Parti bolchévique et le nouveau gouvernement russe. Autrement dit, le pouvoir ne vient plus de la base ouvrière, mais d’une élite censée guider le peuple vers le communisme.
D’ailleurs, le premier gouvernement soi-disant ouvrier comptait seulement deux travailleurs sur la vingtaine de ministres. Est-ce surprenant? Non. Les ténors du mouvement communiste, à commencer par Karl Marx lui-même, n’ont jamais travaillé dans une usine, ce ne sont pas des ouvriers mais des intellectuels petits-bourgeois rêvant d’un monde meilleur. Lénine, Trotski, Staline, Kamenev, Zinoviev, etc. n’ont jamais mis les pieds dans une usine. La révolution des travailleurs a été confisquée.
Le socialisme réel est déjà bien loin de ce qu’imaginaient les penseurs marxistes du XIXe siècle. Le pouvoir politique n’est pas entre les mains des ouvriers, mais entre celles du Politburo et du Comité central du Parti communiste. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant qu’un individu astucieux comme Joseph Staline ait pu transformer le régime soi-disant soviétique en dictature personnelle.
Les experts estiment que le stalinisme a fait environ 15 millions de morts. Les décisions de Staline sont une tache indélébile sur le mouvement socialiste. Une répression féroce s’est abattue sur la population. Des camps de concentration ouverts dès les tout débuts de la révolution, sont devenus des monstruosités appelées goulags. Le régime a organisé une famine en Ukraine parce que sa population résistait au gouvernement soviétique. Résultat : trois millions de morts. Le dictateur a ensuite signé un pacte avec l’Allemagne hitlérienne qui lui a permis d’envahir et d’annexer les pays baltes, d’attaquer la Pologne conjointement avec les nazis et de la dépecer.
Par la suite, l’Union soviétique a mis sur pied des régimes socialistes en Europe de l’Est, faussement appelés « démocraties populaires »; ces États n’étaient ni des démocraties ni des régimes populaires, comme l’ont démontré les révolutions démocratiques de 1989.
Bien des auteurs socialistes ont avancé l’idée que le stalinisme était un accident de l’histoire. Certains ont vu dans la Chine de Mao la preuve que l’on pouvait empêcher la formation d’une nouvelle classe dominante, comme en URSS. Les diverses erreurs de jugement du Grand Timonier ainsi que la Révolution culturelle lancée en 1966 et qui a conduit au chaos total dans le pays ont fait selon les estimations 65 millions de morts. La mort de Mao en 1976 a été suivi par un changement de cap radical du régime. Ce changement de cap allait préfigurer celui qu’allait opérer l’Union soviétique en 1990 et qui a conduit à la chute du régime socialiste.
Social-démocratie
Tous ces évènements ont conduit à des remises en question un peu partout dans le monde. L’échec flagrant du socialisme marxiste ne pouvait plus être ignoré. De toute évidence, l’avènement d’une société communiste, libre de toute forme d’oppression, était une utopie. Mais cela ne signifiait pas que les causes défendues par les socialistes n’avaient aucun fondement. Les travailleurs continuaient d’être exploités; la paupérisation d’une partie des populations était une réalité; l’exploitation des pays du tiers-monde se poursuivait; l’impérialisme des grandes puissances ne semblait pas avoir de fin.
Néanmoins, le socialisme tel que pratiqué à l’Est était devenu invendable dans des pays prospères comme la France, l’Allemagne et un peu partout dans les démocraties occidentales. Des partis socialistes qui défendaient les thèses marxistes de la dictature du prolétariat et de l’avènement d’une société socialiste d’abord, et communiste ensuite, ont dû réviser leur pensée.
Des formations comme le Parti travailliste de Grande-Bretagne, le Parti socialiste français, le Parti social-démocrate allemand ont tour à tour abandonné l’objectif d’orchestrer une révolution des travailleurs et se sont rangés dans le camp de la démocratie. Pour les marxistes, ces partis sont des traitres qui pactisent avec les capitalistes en essayant d’amoindrir les effets néfastes du libéralisme économique.
Ces partis jadis révolutionnaires sont devenus sociaux-démocrates. Au fil des décennies, ils ont permis aux travailleurs de faire des gains importants : lois limitant les journées de travail à huit heures; lois sur la sécurité du travail; congés payés par l’employeur; assurance maladie, assurance chômage, assurance invalidité, etc.
Mais la confusion entre socialisme et social-démocratie allait se maintenir. On peut dire que, dans l’usage populaire, le mot socialisme a pâli au lavage… Les personnes se disant socialistes ne sont pas toutes en faveur d’une révolution violente. Elles sont plutôt sociales-démocrates. La confusion entre les deux expressions est constante dans l’usage, ce qui explique en bonne partie que bien des Américains sont convaincues que Joe Biden est un socialiste…
En fait, un grand nombre de pays pratiquent la social-démocratie, officiellement ou officieusement. À commencer par les pays scandinaves, mais aussi le Canada, la France, l’Allemagne la Grande-Bretagne, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, etc. Souvent, des mesures sociales-démocrates ont été adoptées par des gouvernements centristes, comme ceux formés par le Parti libéral du Canada – le NPD étant le « vrai » parti social-démocrate canadien.
Le mouvement socialiste n’a pas uniquement donné des fruits empoisonnés, il a aussi permis aux travailleurs d’améliorer considérablement leur sort. Ce sont ces avancées que les partis conservateurs un peu partout dans le monde essaient de rogner, en faisant croire qu’elles nuisent à la productivité et aux finances de l’État, alors que des milliards de dollars échappent aux gouvernements pour être déposés dans des paradis fiscaux.
Ce mouvement de révision est appelé néolibéralisme. Il ne s’agit en fait que de libéralisme débridé, qui cherche à s’affranchir de toute contrainte sociale.
Alors, Joe Biden est-il un socialiste?
Au sens strict de la science politique, il est farfelu de qualifier le président élu de socialiste. Biden n’a absolument pas l’intention de préparer la destruction des entreprises capitalistes américaines et de fonder un gouvernement cherchant à implanter le communisme.
Au sens populaire, on pourrait dire que Biden a certains penchants socialisants, mais d’une manière extrêmement limitée. En fait, Biden pourrait siéger comme conservateur au Canada, parce qu’il est en faveur d’un système d’assurance maladie largement privé, avec un tout petit volet socialiste pour les plus démunis. Il défend aussi la fracturation hydraulique.
Le président Biden pourrait aussi défendre les couleurs libérales au Canada, puisqu’il veut mettre en place des mesures relativement ambitieuses pour défendre l’environnement et assurer la transition vers une économie verte. Mais au sein du caucus libéral, il serait quand même considéré comme penchant vers la droite. Chose certaine, il ne serait jamais admis au NPD, tout « socialiste » qu’il soit aux yeux de bien des Américains.
Confusion aux États-Unis
Disons les choses abruptement, les Américains sont d’une ignorance crasse en politique étrangère. Dans son ouvrage Stupides et dangereux, Normand Lester relate ce qui suit :
« Un sondage sur l’éducation civique auprès d’élèves de l’école publique révèle que 77 % d’entre eux ignorent que George Washington a été le premier président des États-Unis. Trente-sept pour cent des Américains ne peuvent trouver leur pays sur un globe terrestre. Ils sont 30 % à ne pouvoir nommer l’océan qui se trouve sur leur côte est. Près de 30 % des Américains sont incapables de trouver l’océan Pacifique sur une carte (…) Quatre-vingts pour cent ne savent pas où se trouve l’Irak sur une carte. » Plus de la moitié pensent que le christianisme est la religion d’État, alors que c’est faux.
Et Lester de poursuivre : « Le quart des Américains ne savent pas que les États-Unis ont conquis leur indépendance de la Grande-Bretagne. Dans un sondage Gallup, des répondants ont indiqué qu’ils avaient obtenu l’indépendance de pays des plus étonnants, de la Chine à la France. »
Cette inculture largement répandue est le résultat d’un système d’éducation déficient, sous-financé. Elle est aussi le fruit d’un certain repli sur soi. Leur statut de grande puissance rend les Américains arrogants : leur culture est la seule intéressante au monde. Ils sont le centre de l’univers.
Alors il n’est guère surprenant que les nuances entre socialisme et social-démocratie leur échappent complètement. Rappelons-le, les États-Unis sont un pays extrêmement conservateur; on se méfie de l’État. Pas surprenant que toute mesure sociale apparaisse comme une menace. L’Obamacare, qui étendait l’assurance maladie à une trentaine de millions d’Américains ne pouvant se procurer une assurance privée a suscité un tollé. Encore du socialisme. Certains en ont fait une question de principe et ont porté la cause devant les tribunaux.
En clair, ce qui va de soi au Canada ou en France, soit une couverture universelle pour les soins de santé, est considéré comme du socialisme chez nos voisins du sud.
C’est là qu’on voit le gouffre idéologique qui existe entre les États-Unis et les autres démocraties occidentales.
Il faut être diablement ignorant pour affirmer que Joe Biden est un socialiste.
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André Racicot vient de faire paraître un ouvrage Plaidoyer pour une réforme du français. Ce livre accessible à tous est la somme de ses réflexions sur l’histoire et l’évolution de la langue française. L’auteur y met en lumière les trop nombreuses complexités inutiles du français, qui gagnerait à se simplifier sans pour autant devenir simplet. Un ouvrage stimulant et instructif qui vous surprendra.
On peut le commander sur le site LesLibraires.ca ou encore aux éditions Crescendo.
Monsieur Racicot,
ambivalence :
le rappel historique sans complaisance sur la disqualification des totalitarismes rouges et l’émergence des social-démocraties est pour le semi-béotien que je suis une synthèse assez remarquable et en tout cas très utile.
Elle sert toutefois un procès en ignorance des Etats-uniens mieux argumenté dans son réquisitoire général (les chiffres, l’éducation) que dans le cas du « socialiste » Biden en particulier :
il n’est pas nécessaire de déployer le talent qui précède pour démontrer que non, Joseph Robinette n’a rien d’un socialiste au sens historique.
Peut-on en revanche considérer un instant ce que ses adversaires entendent concrètement dans ce terme ? Peut-être entendent-ils woke, soutien à l’instrumentalisation de drame qui les transforme en pillages, culture de l’anéantissement dont vous n’êtes guère vous-même l’ami, n’est-ce pas ?
Il se trouve que les partisans moins éloignés d’un véritable socialisme au Etats-Unis croisent ceux-là du même côté de l’échiquier du spectre politique, du même côté du spectre… d’où l’usage malheureux qui en découle, par contagion (si l’on peut dire)
Moquer les ignorants parce qu’ils galvaudent un terme, c’est esquiver l’examen du réel mis à tort dans ce terme ; un peu comme cette astuce de base consistant à corriger un détail pour discréditer l’ensemble : « Vous avez déclaré que l’assassin à cravate mauve a tué 3 personnes ? C’est entièrement faux : elle était violette. »
Joe Biden et même sa colistière ne sont certainement pas socialistes. Mais ceux qui les fustigent maladroitement par ce terme ne leur reprochent peut-être pas seulement d’être sociaux-démocrates.