Parler tout croche



« Cette théorie-là c’est de la bouette. »

Voilà ce que j’ai entendu dans une enceinte universitaire. Une étudiante au doctorat, en rédaction de thèse, qui agit comme chargée de cours.

L’ennui, c’est qu’elle s’exprime comme une caissière de supermarché sans instruction. Son langage est ponctué de mots anglais, elle multiplie les solécismes.

Quelques exemples :

  • Les troubles que je vais parler.
  • Vous allez le voir au niveau de certaines lectures.
  • Il a écrit une genre de publication médicale.
  • C’est pas des questions qui va être dans l’examen.
  • À côté de la track.
  • Ça m’a pitchée en bas de ma chaise.
  • À ce que je sais…

Non, vous n’êtes pas chez Wallmart; vous assistez à un cours d’université.

Ce genre de parlure, on l’entend quotidiennement au Québec… dans la rue. Dans le langage populaire, on dit qu’une personne parle tout croche. Une fricassée d’anglicismes bruts et une syntaxe triturée, tristes témoignages du délabrement de la langue chez nous.

Certains diront que ce n’est pas nouveau, qu’au Québec on s’est toujours exprimé ainsi, du moins dans les classes populaires. Mais à l’université?

Cette professeure n’est pas idiote, puisqu’elle termine son doctorat; elle n’est pas ignorante non plus. Ses propos sont très sensés, elle maîtrise sa matière.

Le problème n’est pas là. La première question qui me vient à son sujet est : comment se fait-il qu’une femme qui poursuit des études supérieures parle aussi mal? On peut comprendre qu’elle ait certaines déficiences en français. Elle n’est pas la seule. Mais quand même.

L’autre question est beaucoup plus préoccupante. Comment se fait-il qu’une femme de son calibre n’ait aucun souci de la qualité de la langue, alors qu’elle donne un cours à une soixantaine d’étudiants? Comment en sommes-nous arrivés là?

Ce débraillage décomplexé, nous l’avons vu ailleurs. Il sévit depuis longtemps et se propage sans cesse. Les humoristes en font leur plat quotidien (au fait, nommez-moi un humoriste qui s’exprime bien). Il est courant dans des médias privés, il envahit les ondes de la télé et de la radio d’État. Plus rien ne semble l’arrêter. À preuve cette animatrice radio-canadienne : « Toute l’affaire a fait pouette-pouette. »

Ce n’est pas tant que le français est mal enseigné au Québec. Plusieurs générations ont été sacrifiées sur l’autel des expériences de pédagogie. Mais le problème n’est pas là. C’est une question d’attitude devant la qualité de la langue.

Au Québec, bien parler a toujours été mal vu.

Je me permets de citer le regretté Gil Courtemanche :

Pour résumer, disons que nous défendons l’espace francophone en Amérique mais que nous nous foutons du français. La société québécoise a toujours entretenu une sorte de rapport schizophrène avec sa langue maternelle. (…) C’est la langue des Français de France, celle de l’élite et des intellectuels. Et nous. Québécois, parlons et écrivons à notre manière.

Et l’écrivain de poursuivre :

Je viens d’une famille de la classe moyenne où on était fier de sa langue : pas de l’accent français, mais du français. Écolier, je découvris rapidement que le français correct n’était pas un atout dans une cour d’école. Si je ne parlais pas comme une « tapette », je parlais comme un intellectuel, terme encore méprisant dans son acception québécoise.

Je trouve profondément triste qu’une enseignante d’université soit tellement imprégnée de cette mentalité qu’elle serait sans doute très irritée si on lui faisait des remarques sur sa parlure effilochée.

Pour moi, elle symbolise le rapport fucké que nous avons avec le français.

J’espère pour elle que sa thèse sera mieux rédigée, parce que sinon, cette doctorante sera vraiment dans la bouette.

4 réflexions sur « Parler tout croche »

  1. Bonjour!
    Totalement en accord avec vous!
    S’exprimer correctement, bon….. Ca passe, mais tenter des correctifs, a l’oral ou a l’ecrit, impossible!!!!
    Merci de cet article que je vais partager!

  2. Bonjour,

    Vous mettez le doigt sur un point extrêmement important et je trouve même courageuse votre démarche.

    C’est en fait une question que je me pose depuis longtemps… Les causes sont peut-être historiques, sociologiques voire politiques, mais sans doute également idéologiques.

    Pour quelqu’un qui n’a pas grandi au Québec, il est très difficile de comprendre cet état de fait.

    Partant, le paradoxe est là, en effet : « […] nous défendons l’espace francophone en Amérique mais [que] nous nous foutons du français. […] »

    C’est un constat qui est, somme toute, assez triste, car sans vouloir prophétiser le pire, on peut craindre une inéluctabilité de la situation.

  3. Bonjour,
    Je suis bien d’accord avec vous!
    Quant aux humoristes, le regretté Marc Favreau (Sol) a toujours manié la langue française avec brio. Et de nos jours, heureusement qu’il y a Boucar Diouf…

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