Tenir pour acquis

Dans un article précédent, j’abordais le problème posé par l’expression « prendre pour acquis », présentée par l’Office québécois de la langue française et d’autres autorités comme un anglicisme. Une traduction bancale de take for granted. La cause était entendue.

D’ailleurs, tant le Robert-Collins que le Harrap’s donnent comme traduction tenir pour acquis. Là encore, la cause est entendue.

Un petit hic, toutefois, cette traduction ne figure pas dans les dictionnaires français courants. Comble de tout, elle n’existe carrément pas dans le Trésor de la langue française. Troublant.

Toutefois, une lectrice me fait observer que l’expression est répertoriée par le Centre national de ressources textuelles et lexicales : ici.

Ce n’est certes pas la première fois qu’une expression assez répandue est absente de nos augustes ouvrages. Mais on ne peut que s’étonner de la dissonance entre, d’une part le Robert-Collins et, d’autre part, le Petit Robert, comme si les deux ouvrages ne se parlaient pas.

L’autre problème est plus grave : comment une expression assez courante, comme je le disais, n’est-elle pas répertoriée dans les dictionnaires français ? Contraste entre le zèle à intégrer des anglicismes à la mode et la résistance passive, obstinée devant l’évolution de la langue.

Que l’on songe à « lors de », largement employée dans un sens intemporel et même futur. Les dictionnaires s’entêtent à donner des exemples au passé. Et aussi le verbe « discriminer » : aucun exemple clair pour attester son utilisation courante. « Cette entreprise discrimine les Noirs. » serait tellement clair.

Le problème n’est pas nouveau mais il jette un doute sur « tenir pour acquis ». Il y a vingt ans, mon ancien collègue Jacques Desrosiers le signalait dans son article sur « Prendre pour acquis », paru dans L’actualité terminologique.

Si prendre pour acquis et tenir pour acquis continuent à se regarder en chiens de faïence, leur face à face risque de durer longtemps. Personne n’a l’autorité pour décider seul; c’est l’usage qui tranchera, et ce qu’en feront les grands dictionnaires : ou bien ils accueilleront prendre pour acquis, ou bien ils l’écarteront pour de bon au profit de tenir pour acquis. Peut-être les deux tournures disparaîtront-elles pour laisser la place à des formulations traditionnelles comme considérer comme acquis.

Force est de constater que cela ne s’est pas avéré.

D’ailleurs, il faut savoir que «prendre pour acquis » est bel et bien répertorié dans le Trésor de langue française. Ce n’est donc pas un anglicisme. Je me risque à une hypothèse qui vaut bien ce qu’elle vaut. « Prendre pour acquis » pourrait être une forme ancienne en français, forme reprise ensuite par l’anglais. On le sait, le français a été langue officielle de la Couronne britannique pendant trois cents ans. L’anglais a calqué des milliers de mots et d’expressions de notre langue.

Peut-être que « Prendre pour acquis » est tombée en désuétude depuis longtemps; notre « Tenir pour acquis » ne serait qu’une traduction forcée, voire boiteuse, d’une vieille expression française.

Hypothèse hardie, je sais. Peut-être serait-il temps que les lexicographes français sortent de leur torpeur et accueillent « Tenir pour acquis ». Ou bien réhabilitent «prendre pour acquis».

5 réflexions sur « Tenir pour acquis »

  1. En effet c’est une forme courante.
    http://cnrtl.fr/definition/academie9/acquis//1
    Les Fançais n’ont plus la culture de notre langue, nos professeurs des années 50/60 étaient agrégés et certifiés, le latin nous formait à tous les niveaux. Maintenant nos  »professeurs des écoles » ont renié le beau métier d’instituteur, font d’énormes fautes d’orthographe et de grammaire et ont une culture bien pauvre. Heureusement, tout va aller mieux, les enfants ont une option au CE 2 d’apprentissage….de l’arabe !
    Mme Henriette Welter a publié ses recherches sur les aller-retour du français vers l’anglais.
    Mais à Paris… désormais tout s’anglicisse hélas, d’une façon lamentable et ridicule. Même le Président soutient un pays anglophone pour la Francophonie !
    Merci de vos billets si riches et… réconfortants.

  2. Je crois que la « lectrice » du TLF-CNRTL, c’était moi… Je devrais apparemment changer de photo sur Twitter !
    Cela étant, je voudrais commenter vos remarques sur les dictionnaires, bestioles avec lesquelles je vis intimement toute la journée comme correcteur.
    1. À l’heure numérique, les deux principaux dictionnaires normatifs, dits de référence, n’arrivent pas à gérer intelligemment cette ressource. Ils restent essentiellement visibles sous forme papier ou dans des versions gratuites sommaires. Quel plaisir de naviguer en revanche dans le TLFi ou le CNRTL, avec leurs requêtes ou leurs finesses. Mais cela date un peu…
    2. Trop dépendants de l’Académie et de son immobilisme, ils sont incapables de faire l’union sacrée sur les graphies à privilégier, sont divergents dans certaines approches (grammaticales, sémantiques ou typographiques). En gros, et c’est mon reproche principal, ils manquent de courage dans leurs options par rapport à leurs fondateurs ou à des personnalités originales comme Émile Littré.
    3. Volume : je préfère chercher dans le Wiktionnaire pour une première approche avant de valider (éventuellement) dans l’un des deux. Il y a trop de mots absents chez eux (régionalismes, formes dérivées, mots techniques, tournures). Ils régularisent parfois avec deux siècles de retard des mots courants.

    Je pourrais continuer, mais l’essentiel pour moi est que ce sont des outils en régression : les jeunes gens utilisent des correcteurs automatiques, le dictionnaire intégré de Google ou des sources hasardeuses sur la Toile. Comme animateur d’un site d’orthographe (Projet Voltaire), j’ai une vison instantanée de ce qui se passe et de la dégradation.
    Je suis convaincu que la porte de sortie est de disposer d’une ressource numérique unique, ergonomique, panfrancophone, débarrassée des scories qui encombrent. J’ai écrit au ministère de la Culture français pour leur demander d’œuvrer en ce sens au sein de la Francophonie car on n’entend rien à ce sujet. L’idée est de disposer d’une langue normée cohérente dans le monde et éviter l’avachissement et la balkanisation qui détruisent l’anglais (américain, indish, globish, etc.).
    Du Canada, vous avez aussi un rôle à jouer pour cela…

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