Souvenirs de Radio-Canada : deuxième partie

  1. Un couvent

On a longtemps considéré Radio-Canada comme un temple du bon parler français. C’était peut-être vrai à l’époque d’Henri Bergeron et de Roger Baulu, mais ce n’est plus le cas de nos jours. On n’a qu’à penser à cette gentille dame de l’Outaouais qui anime une émission de l’après-midi comme si elle était à radio-cégep… « C’est quoi ça ce tite bébelle-là? »

Bien entendu, le français radio-canadien vaut bien des fois celui qu’on entend sur les chaînes privées, mais les journalistes ne sont quand même pas des candidats à l’Académie française. Pour quelques Jean-François Lépine ou Jean-Michel Leprince il y a pas mal qui parlent un français plutôt médiocre. C’était vrai à l’époque et ce l’est encore aujourd’hui.

En fait, l’attitude était la même que celle que l’on peut observer dans l’ensemble de la population : une petite frange était sincèrement intéressée à bien s’exprimer, tandis que les autres affichaient un degré d’indifférence variable.

Un linguistique, Camille Chouinard, publiait régulièrement des mises en garde. L’une d’entre elles portaient sur l’expression « dollars US » qu’il suggérait de remplacer par « dollars américains ». Sur la feuille épinglée au babillard un commentaire griffonné : « Come on Camille. »

Un détail m’a frappé très vite : l’absence de dictionnaire dans la salle de rédaction. En fait, il y en avait deux. Le premier se promenait de bureau en bureau, selon les besoins, mais était généralement introuvable. Les enquêtes pour déterminer qui l’avait utilisé en dernier tournaient court. Parfois, l’ouvrage avait migré vers la salle télé.

Le deuxième était la propriété exclusive d’un journaliste qui le gardait sous clé dans son bureau. Chanceux, personne n’a forcé son tiroir. (Une anecdote circulait selon laquelle un technicien était entré par effraction dans le bureau d’un directeur pour lui voler sa télé, en parfait état, afin de la remplacer par une semblable, bousillée, de la salle de rédaction.)

Donc, certains journalistes faisaient des recherches au dictionnaire. D’autres, comme le surnuméraire qui m’avait intimidé, proclamaient haut et fort qu’ils n’avaient pas besoin de dictionnaire. Ils savaient tout cela. C’était assez amusant, voire édifiant, de les voir expliquer comment il fallait prononcer les noms coréens…

Parlant de prononciation, on a toujours besoin d’un plus petit que soi. Un lecteur de nouvelles me snobait. Il ne voulait pas avoir affaire au petit pit que j’étais à ses yeux. Professionnel jusqu’au bout des ongles, il terminait son bulletin à la seconde pile.

Un jour, il était question de l’Islande et de sa capitale Reykjavik. J’ai appris l’allemand, mais j’ai aussi étudié la grammaire et la prononciation du néerlandais et des langues scandinaves. Je ne les parle pas, mais j’ai une bonne idée de la façon dont on dit les choses. Cela faisait de moi un personnage inquiétant pour beaucoup, mais j’avais mon utilité.

Alors le fameux lecteur, pris avec le nom de la capitale islandaise dans son bulletin, s’abaisse à me parler enfin pour me demander la prononciation. C’est la seule fois qu’il m’a adressé la parole. (Réponse : Reille-kia-vik)

La salle des nouvelles, cette petite jungle tropicale, bruissait sans arrêt de commérages, potinages, fausses rumeurs, vraies rumeurs, etc. Bref, on savait tout. Les journalistes sont une communauté tissée serrée; tout le monde se connaît. Certains reporters passaient de la radio à la télé et inversement. Ce fut le cas de Christine Saint-Pierre, avec qui j’ai travaillé. Ces échanges de personnels permettaient d’obtenir des infos privilégiées sur ce qui se passait du côté des nouvelles télé…

Un matin, je travaillais de 4 heures à midi avec l’équipe qui faisait le grand bulletin de 8 heures. Diplomate comme toujours, j’ai osé dire à un chef de pupitre qu’il ne se tenait pas assez debout devant certains reporters vedettes qui faisaient pression pour que leurs topos passent en premier… Le chef de pupitre, un grand nerveux, m’a fait une crise…

Le lendemain, j’étais avec l’équipe de soir et tout le monde savait que j’avais fait péter Guénette… Ils voulaient plus de précisions, car ce n’était pas clair… Comment avais-je réussi?

La rumeur voulait d’ailleurs que le même chef de pupitre fébrile allait cueillir un rédacteur à sa maison et le faisait travailler dans l’auto (!) avant d’arriver à la salle de rédaction à 4 heures 30… Certains croyaient que c’était vrai. On disait même que ledit rédacteur couchait dans le sous-sol du chef de pupitre…

Ce chef de pupitre Jean-Claude Guénette était au fond un bon bonhomme : il ne fallait tout simplement pas l’énerver pour rien, comme je l’ai fait à quelques reprises. Un jour il m’a dit : «Toé, tu parles trop.» Le plus drôle, c’est que j’ai fini par jouer au golf avec lui, non sans avoir évité une autre catastrophe.

Un matin, j’ai décidé de faire croire à M. Guénette qu’une bombe avait sauté dans le métro de Toronto… Un collègue protecteur s’est approché de moi : «Fais pas ça, le bonhomme va péter…» Cela faisait quelques fois que je l’énervais, ça suffisait.

Tout autour, il y avait assez d’anecdotes, de rumeurs pour en faire une anthologie.

Le grand classique était celle de la fausse bouteille de champagne, trafiquée par un technicien habile, remise à un lecteur de nouvelles, qui, selon les uns, l’avait déclaré délicieux ou, selon d’autres, l’avaient trouvé exécrable. On n’a jamais su la vérité.

Les journalistes se jouaient aussi des tours pendables entre eux. On parlait du lecteur Normand Harvey à qui un technicien avait empoigné les parties sexuelles, sous son pupitre, alors qu’il était en ondes. Ou encore d’un singe installé dans la cabine du lecteur de nouvelles snob et qui avait fait ses besoins sur la chaise dudit lecteur… tout juste avant qu’il aille en ondes. Il paraît que le pauvre homme se bouchait le nez en lisant son bulletin. Vrai ou faux?

Un chef de pupitre facétieux m’avait surnommé le Jeune… Pour me dégêner il m’avait balancé une dépêche à 14 h 58 pour le bulletin de 15h… L’heure à laquelle j’étais censé commencer. C’est ce qu’on appelle une urgence…

David Murphy était tout un personnage. Il faisait crouler de rire la salle de rédaction et très rapidement il m’a adopté, ce qui pouvait représenter le baiser de la mort pour un rédacteur. David était actif dans le syndicat et mal vu de la direction. Toujours est-il qu’une belle complicité s’est tissée, à coups de sarcasmes mutuels, car je savais me défendre sur ce terrain.

Un jour, il m’a dit : « Toi pis moi on est pareils. On est deux grands sensibles. »

Un matin, il m’a bombardé affectateur international et m’a demandé de trouver un reportage sur une situation particulière au Pérou. Sans expérience, j’ai ratissé la liste de nos pigistes à l’étranger.

Premier numéro, je tombe sur des hispanophones (évidemment) qui n’avaient rien à voir avec le journaliste dont le nom figurait sur la liste. Dans une fricassée de mots espagnols et italiens, je m’excuse de les avoir dérangés. Je suis sûr que Murphy avait un sourire en coin.

Le deuxième appel est plus fructueux; je déniche une collaboratrice oubliée, ravie de faire un reportage pour nous. J’annonce à Murphy qu’il aura son topo pour le bulletin de 8 heures. Il sursaute. « Quoi, mais c’était seulement pour 9 heures. » Je luis réponds qu’il l’aura une heure à l’avance. Quin toé.

J’ai joué le rôle d’affectateur international à quelques reprises, ce qui m’a permis de participer à des réunions de production pour planifier le prochain bulletin. Habituellement, ce sont des journalistes aguerris qui exécutent cette tâche, mais ils doivent parfois être remplacés lorsqu’ils sont absents. Appeler Londres, Athènes ou Varsovie pour commander un reportage est absolument grisant. J’aurais fait cela toute ma vie. « Bonjour Jean-François Lépine, nous aurions besoin de quelque chose pour 10 heures, sur les réformes de Deng Xiao Ping. Qu’en pensez-vous? »

Le sympathique Murphy était tellement père-poule qu’il manigançait à haute voix un rendez-vous amoureux entre moi et avec la fille de ma nounou cheffe de pupitre…Le tout à haute voix, de sorte que toute l’équipe des nouvelles radio était au courant du dossier en progression. (Commentaire d’un collègue : « Sors pas avec elle, elle trop belle pis elle va te coûter cher. »)

Rien n’échappait aux journalistes. J’ai fait la connaissance d’une charmante lectrice de nouvelles, Cynthia. Longiligne, pétrie de culture française, bref, nous nous entendions très bien. Peut-être trop. J’aimais bien travailler avec elle, car elle était perfectionniste au point de s’auto-flageller un peu trop souvent à mon goût.

Une belle complicité nous unissait quand j’étais son chef de pupitre. En studio, le chef peut parler à la lectrice, lorsqu’un reportage joue. « Bon, la nouvelle sur la CSN est un peu trop longue. Pourrais-tu couper la dernière phrase? » « J’enlèverais plutôt celle du milieu. » «OK. » Vers la fin du bulletin : « N’oublie pas la nouvelle imposée, à la fin. » « Il va me manquer cinq secondes pour la lire. Veux-tu qu’on l’enlève? » Réflexion. Vite, le reportage achève… « Bon OK, ne coupe pas la CSN, comme ça on va arriver. »

Diriger un bulletin de nouvelles comme on pilote un paquebot était étourdissant.

La complicité avec Cynthia avait bien sûr attiré l’attention. Heureusement, personne n’a su qu’elle m’avait invité à souper chez elle, à l’impromptu, comme elle l’avait fait pour d’autres collègues. J’ai aussi visité le salon du livre en sa compagnie.

En 1985, j’avais décroché une bourse du gouvernement allemand pour aller étudier un an à l’Université de Bonn, la capitale de l’Allemagne fédérale. Avant mon départ, Cynthia m’avait donné une petite boucle bleue que je portais avec ma chemise, ce qui a contribué à renforcer les rumeurs. Avant mon départ, elle m’a servi cet avertissement : « Ne t’amourache pas d’une Française, elles sont chiantes. »

Par la suite, Cynthia est devenue lectrice à TVA et aux dernières nouvelles, elle était à Espace Musique de Radio-Canada. Il n’y a jamais eu d’idylle entre nous.

Les escapades amoureuses (les vraies, cette fois-ci) ne restaient pas secrètes non plus. Un lecteur qui s’était porté malade en même temps qu’une lectrice de nouvelles, vingt ans plus jeune que lui… Le rapprochement n’a pas tardé à être fait. D’ailleurs leurs regards les trahissaient un peu. C’est du moins ce que disait la rumeur.

Les journalistes savent bien des choses. Ils connaissent la vie intime des politiciens. Un matin, lors d’un déjeuner, j’ai assisté à tout un déballage sur les personnalités de l’époque. Si on avait publié ce qui s’est dit ce matin-là, il y en aurait eu pour quinze ou vingt poursuites devant les tribunaux.

Disons que ceux que l’on voit sur nos écrans ne sont pas toujours ceux qu’on imagine. Bien des personnalités sont bisexuelles, ce qui n’est pas un mal en soi. D’autres collectionnent les robes victoriennes et les portent chez eux le soir. Passe encore. Certains fumaient du pot.

Le pire cas : un député péquiste très connu, devenu plus tard une vedette médiatique. Ses adjoints de comté avaient brusquement démissionné en bloc. Le type était un sale pédophile et avait tenté de séduire un petit garçon, le fils d’un adjoint.

Je me souviens aussi de cette histoire abracadabrante des deux sœurs arrêtées en Amérique latine alors que leurs bagages contenaient de l’héroïne. Deux dames très ordinaires qu’on n’imaginait pas se transformer en mule pour des trafiquants. Pourtant…

Elles ont fini par être libérées, ces deux braves dames.

Je suis allé voir la lectrice du Téléjournal pour lui proposer le titre suivant : « Les deux héroïnes blanchies respirent. » Moi aussi j’étais capable d’être cynique.

Cette atmosphère de couvent était une expérience en soi. Elle en disait long sur la nature humaine. Je pense à la débarque magistrale d’Emmanuelle Latraverse, chassée de l’émission les Coulisses du pouvoir, dépouillée de son poste de chef de bureau à Ottawa, confinée à des reportages au Nunavik… Les raisons de cette chute brutale demeurent obscures. des bruits circulent, mais rien n’est confirmé.

Je suis sûr que dans les salles de rédaction, on connaît toute l’histoire. Et elle ne doit pas être très jolie.

L’un des moyens d’échapper au couvent était de faire l’horaire de nuit, de minuit à neuf heures le matin. Une expérience unique. La nuit, Radio-Canada ressemble à une station spatiale. Tout est noir aux alentours, les studios sont vides, les salles de rédaction désertées. De temps en temps on croise un technicien. Je suis chargé de suivre le fil de presse, de préparer un peu le travail du chef de pupitre.

Des reportages envoyés par les journalistes s’enregistrent. On a ordre de ne rien toucher à rien en régie : c’est le royaume des techniciens. Mais voilà, le temps est long. Combien de fois j’ai vu des techniciens transférer le contenu de la bande magnétique sur une cassette. Je suis capable de faire cela…

Eh bien ce matin-là ça foire. J’ai pesé sur le mauvais piton. La bande est altérée. On dirait que Chantal Hébert a envoyé son topo depuis l’au-delà. Pas moyen d’arranger ça… Merde.

Les gens du matin débarquent vers 4 heures et demie. La salle s’anime peu à peu. Le technicien constate que l’enregistrement est bizarre. Il me demande ce qui s’est passé. Rien, je ne sais pas. «Toi tu as touché à quelque chose», tonne-t-il. Je suis obligé de mentir comme un Vincent Marissal. Jamais de la vie, j’ai touché à rien, moi. Il n’est pas convaincu. Chantal doit reprendre son reportage… tôt le matin.

Prochain texte : une galerie de portraits, dont Pierre Elliott Trudeau

Une réflexion sur « Souvenirs de Radio-Canada : deuxième partie »

  1. Plaisante lecture, comme toute cette série.
    Un peu de négligence dans le 8e paragraphe, avec ce besoin d’un plus petit que « soit » avec un T et ce lecteur de nouvelle sans S, mais il m’aura permis de découvrir l’expression québecoise de petit pit.

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