Voilà quelques décennies, lorsqu’on voulait déclencher une bagarre en règle chez les traducteurs et les rédacteurs, on n’avait qu’à parler de « belle opportunité ». Aussitôt, le paisible salon de madame de Sévigné se métamorphosait en saloon du Far West. Petits fours et tasses de thé en porcelaine anglaise fusaient comme autant de projectiles.
Les temps ont bien changé.
Le mot opportunité, au sens d’occasion favorable, semble s’être acclimaté dans notre langue, malgré les protestations.
Définitions classiques
Le Robert donne comme première définition : « Caractère de ce qui est opportun. » Il signale toutefois, en deuxième définition, l’emploi critiqué « Circonstance opportune. » Suit une citation non attribuée. C’est un détail significatif. L’ouvrage ne semble pas avoir trouvé d’auteur assez connu pour étayer l’anglicisme.
Car, on l’aura deviné, il s’agit bel et bien d’un anglicisme.
Le Larousse donne les mêmes définitions, sans toutefois préciser que la seconde vient de l’anglais. C’est malheureusement un défaut de ce dictionnaire. L’absence de mention laisse croire que le terme est suffisamment passé dans l’usage pour en oublier l’origine.
Une petite visite au Trésor de la langue française s’impose. On ne sera pas surpris de voir que l’ouvrage partage les vues des dictionnaires plus récents quant à la définition d’opportunité.
La cause est entendue – du moins il le semble.
Un sens tiré de l’anglais
On ne peut pas dire que les anglicismes pullulent dans le vénérable Trésor. Il était donc inconcevable d’y retrouver la définition anglaise d’opportunité. Rassurez-vous, elle ne s’y trouve pas… du moins pas en tant qu’anglicisme.
Le Trésor parle de métonymie. « Occasion ou circonstance favorable. » L’exemple donné date de 1830 : « Il n’a pas le génie adroit et cauteleux d’un procureur qui ne perd ni une minute ni une opportunité. » La citation est de Stendhal, dans Le Rouge et le Noir.
La Banque de dépannage linguistique, de l’Office québécois de la langue française, précise que le mot en question était attesté au sens d’occasion dans des dictionnaires jusqu’au XIXe siècle.
Ce n’étaient donc pas tous les ouvrages qui donnaient une définition plus ouverte. Au fil du temps, le sens semble avoir rétréci pour se limiter au caractère opportun d’un événement.
Soit. Mais l’anglais a fait son œuvre au siècle suivant et son sens a fini par filtrer en français.
Un survol de la Grande Toile montre l’utilisation fréquente du tandem opportunité-occasion dans la presse française, comme en témoignent Le Monde, Le Figaro, L’Express :
La révolution numérique est une opportunité.
Les migrants représentent une opportunité économique importante.
J’ai toujours essayé de transformer les désastres en opportunité.
La crise, une opportunité au cœur du danger.
Les exemples sont innombrables. La presse québécoise embouche d’ailleurs la même trompette… opportune. Le sens anglais du terme est fréquent dans La Presse, mais un peu moins dans Le Devoir qui tend à se limiter au sens plus traditionnel.
Encore une fois, l’usage s’impose.
Comme dans bien d’autres cas semblables, le rédacteur aussi bien que le traducteur a plusieurs cordes à son arc. Le contexte, aussi asservissant soit-il, ouvre des perspectives abondantes, pour peu qu’on tente d’oublier l’anglicisme.
Une opportunité peut être une chance, une ouverture, un débouché. Le traducteur embourbé dans l’anglais parlera d’un avantage, d’un moyen (d’agir). Autres solutions, selon les circonstances : latitude, marge de manœuvre, facilité, jeu.
Si le texte de départ évoque l’idée de liberté, on peut penser aux solutions suivantes : autonomie, disponibilité, faculté, libre arbitre.
Comme en toute chose, le traducteur cherchera d’abord à s’affranchir de la phraséologie anglaise, fera une petite pause méditation, et réinventera avec des mots simples les idées exprimées en anglais. Les synonymes français devraient venir d’eux-mêmes.
Rédacteurs et traducteurs doivent se donner la liberté de réinventer leur texte, utiliser leur marge de manœuvre, bref profiter de leur avantage et saisir les belles occasions qui s’offrent à eux.
Voilà qui est opportun.
En France, le terme est tellement frappé du sceau de l’anglicisme que toute personne soucieuse de bien écrire, mais aussi d’éviter la critique, se garde d’employer le mot même à bon escient. Il en va ainsi de certains termes ou expressions qui débouchent immanquablement sur des joutes aussi stériles que désagréables : essayez d’utiliser « challenge » dans un texte littéraire, même si vous en connaissez l’origine latine (calumnia) , son apparition au XIIᵉ siècle en vieux français et sa résurrection au XIXᵉ siècle, sous l’influence certes du sport anglo-saxon, mais avec sa prononciation ancestrale à la française. Aucune chance, vous serez sabré d’entrée !
Ainsi va la langue et cette autocensure paradoxale est partout : on préfère remplacer une tournure originale mais délicate par une bonne vieille ficelle qui ne créera pas de conflit…
Merci André.
Encore un billet très intéressant.
Eh bien justement, je vais en saisir une, d’opportunité : vers la fin de votre texte, vous vouliez sans doute écrire « … fera une petite pAUse méditation… » ?
🙂