Imaginez un peu… vous visitez un musée d’histoire naturelle et, soudain, un mammouth se met à bouger devant vous!
Comparer la langue islandaise à un mammouth n’a aucun fondement scientifique, mais ça démarre bien une chronique, avouez. Car l’islandais est un anachronisme ambulant dû au caractère insulaire de l’Islande.
Le vieux norrois
La langue islandaise est issue du vieux norrois, qui se définit le plus souvent comme la langue du Danemark, de la Norvège et de la Suède. Le vieux norrois est un terme générique pour désigner les formes anciennes des langues de ces pays ainsi que de l’islandais.
L’islandais se rattache à la branche nordique des langues germaniques. On y décèle un lien de parenté avec le féroïen et quelques dialectes de l’ouest de la Norvège. Toutefois, on n’observe pas la même transparence avec d’autres langues scandinaves comme le suédois, parce que l’islandais n’a que très peu évolué au fil des siècles.
Une langue unique
Comme le précise le site du gouvernement de l’Islande :
« C’est une langue qui offre à l’étranger de grandes difficultés phonétiques et grammaticales, en raison de la complexité des conjugaisons et déclinaisons d’une part, et d’un système d’adverbes très élaboré. D’autre part, bien que l’islandais utilise les lettres de l’alphabet latin, il comporte plusieurs caractères et accents spécifiques, ð, þ, æ, alors que les lettres c, q, w et z n’y existent pas. »
https://www.government.is/other-languages/ambassade-dislande-a-paris/culture/langue-islandaise/
La langue de l’Islande s’est moins modernisée que ses compagnes scandinaves à cause de l’insularité du pays. Le danois, le norvégien et le suédois sont beaucoup moins archaïques parce que plus exposées à des courants de modernité venus de contrées européennes. De sorte que l’islandais apparait comme figé dans le temps, figé à l’époque des vikings.
Détail intéressant, les Islandais peuvent lire facilement un texte ancien. Seule la prononciation a évolué.
Déclinaisons
Le côté archaïque de l’islandais est perceptible par le fait qu’à peu près tout se décline, y compris les chiffres de un à quatre! Ce phénomène n’est pas propre à cette langue puisque bon nombre d’idiomes sont porteurs de déclinaisons, à commencer par l’allemand, en passant par le russe et l’estonien; les deux dernières n’étant pas des langues germaniques, contrairement à l’islandais. Soit dit en passant, l’estonien comporte 14 flexions… des heures de plaisir. Vous trouvez le français compliqué?
En islandais, les noms propres se déclinent aussi. On est toujours le fils ou la fille de quelqu’un. Les noms féminins se terminent par dóttir, qui se prononce un peu comme le daughter anglais. Ainsi, Gísladóttir est la fille de Gísli; Helgason sera le fils de Helgi.
Pour arriver à se comprendre, les Islandais utilisent un bottin téléphonique original dans lequel les noms sont classés par ordre alphabétique… de prénoms.
Quelques néologismes
De 1380 à 1943, l’Islande a été sous la domination du Danemark, de sorte qu’un grand nombre de danicismes se sont infiltrés sur l’ile. Néanmoins, on a fermé les écoutilles depuis une cinquantaine d’années, ce qui permet d’observer un exercice de purisme pour le moins fascinant. En effet, les Islandais se fendent en quatre pour créer de nouveaux mots désignant des concepts modernes et ainsi éviter l’introduction de mots courants, qui ont percé dans la plupart des langues occidentales.
« Une commission, beaucoup plus déterminée dans ses choix que les organismes équivalents s’occupant, dans les autres pays, de l’enrichissement et de la modernisation du vocabulaire, bannit avec la dernière rigueur tout mot étranger qui esquisserait, même avec timidité ou sournoisement, un mouvement de pénétration. »
Claude Hagège, Dictionnaire amoureux des langues.
Ladite commission cherche des mots qui sont aussi fidèles que possible aux racines anciennes de l’islandais. Ce qui donne ceci :
Logiciel | Hugbúnaður | Équipement pour penser |
Microscope | Smásjá | Petite-vue |
Moteur | Hyrufill | Mouvement + marque d’agent |
Police | Lögregla | Loi-règle |
Taxi | Leigubill | Location-voiture |
Téléphone | Simi | Fil, en langue ancienne |
Pourtant, certains mots étrangers ont réussi à percer cette muraille : banani, kaffi, tóbak.
Conclusion
L’islandais est un phénomène linguistique unique dans les langues occidentales. Une sorte de musée. Il sera intéressant de voir si les efforts consentis pour garder une certaine pureté dans le vocabulaire seront à la longue couronnés de succès. Les Islandais sauront-ils ériger une muraille (de Chine) devant le tsunami de l’anglais et des mots d’origine gréco-latine?
Bonsoir
En l’état actuel de submersion mondiale par l’anglais, c’est d’ores et déjà que cet effort de préservation islandais est, insularité ou pas, un étonnant succès.
Fascinant! Merci. J’aime beaucoup vos chroniques. En passant, je ne sais pas dans quelle mesure c’est vrai, mais j’ai entendu dire récemment que les mots « pute » et « putain » sont des déclinaisons du même mot et qu’il y aurait donc eu des déclinaisons en français aussi, comme en latin. Je vais tâcher d’éclaircir tout ça.
Je me permets aussi de vous signaler un mot en trop dans votre texte : Pour arriver à se comprendre, les Islandais ont utilisent un bottin téléphonique…
Vous avez en partie raison. Putain était le masculin de pute. Ce n’était donc pas, à proprement parler, une déclinaison.
L’ancien français avait conservé deux déclinaisons du latin, cas nominatif/accusatif : en plus de pute/putain, il y avait copain/compagnon, gars/garçon, sire/seigneur, chantre/chanteur, pâtre/pasteur, nonne/nonnain…
Merci. Justement, je me demandais quels autres mots nous étaient restés sous différentes formes. Un jour, quand je serai vraiment à la retraite, j’explorerai tout ça. Trop passionnant!
Très intéressant, comme toujours, André.
Ce caractère unique de l’islandais n’est pas sans faire penser au basque, qu’il est difficile de rattacher aux grands groupes linguistiques. Je ne sais pas si le basque descend du norrois, mais ce ne serait pas impossible, si on se fie à cette intéressante vidéo que j’ai vue il y a quelque temps, et qui montre que les vikings fréquentaient les côtes du Sud-Ouest de la France : https://www.youtube.com/watch?v=LjsG7uy2X6o&t=18s&ab_channel=joelsupery
L’islandais est en effet un petit trésor vivant. Sans les efforts de ses locuteurs natifs, il est certain que cette langue isolée et parlée par un fort petit nombre de locuteurs serait déjà tombée dans l’oubli. Les habitants ont toujours l’air attachés à leur langue nationale, néanmoins. Malgré la pression touristique (et le fait qu’ils parlent tous anglais), je pense donc que la citadelle islandaise résistera encore longtemps au raz-de-marée anglophone déchaîné par la mondialisation.
Une autre langue intéressante de ce type est le hongrois. On y trouve quelques calques lexicaux (de l’allemand surtout) mais très peu d’emprunts purs. Très étonnant pour un peuple (les Magyars) qui a passé +1000 ans enclavé entre des voisins slaves, germains et latins (de culture du moins, les Roumains), avec des épisodes de domination étrangère assez sanglants (guerres contre les Turcs). Comme les Islandais, les Hongrois sont également très attachés à leur héritage culturel. Ça aide !