Les personnages

On lit roman pour l’histoire, mais aussi pour les personnages. On les aime, on les déteste, on se projette en eux. Des personnages fluets, aux contours mal dessinés, ennuient le lecteur. Ils doivent être crédibles. Le héros n’est pas sans peur et sans reproche, il a ses failles. Ceux qui paraissent vulnérables lèvent la tête et affrontent la tempête. D’autres échouent, comme dans la vraie vie.

Elle s’appelait Marie-Pier. Rouquine envoûtante pour le restaurateur Taïeb El-Hédiri, musulman strict à qui sa femme et sa fille doivent obéissance. Mais, charmé par sa cliente, il roucoule comme un pigeon, se répand en courbettes, au grand dam de Safia, sa fille, forcée de porter le voile. Sidérée par cette marée inusitée de concupiscence, elle baisse la tête.

Selon un éditeur, cette nouvelle était la meilleure d’un recueil que j’avais présenté.

Retroussant mes manches, je résouds de transformer le récit en roman, entreprise aussi redoutable que fascinante. J’invente donc une belle-famille, avec un cousin arrogant, une cousine délurée qui fait l’envie de Safia, mon héroïne – je sais, quel terme kitsch! J’assume.

Et toute une ménagerie à l’Université du Québec à Montréal. Tant qu’à y être, pourquoi ne pas situer l’histoire après les attentats du 11-Septembre, pour corser le tout? Évidemment, tout gravitera autour de l’intégration de Safia, fervente musulmane, mais dont les robes foncées et le voile détonnent.

Safia est écrasée par son père. Un peu trop d’ailleurs. Le personnage est soumis, sans ressort, trop mièvre à mon goût. Au tiers du récit je décide que ça ne va pas. Je dois tout réécrire et donner plus de tonus à mon héroïne (rebelote).

La nouvelle Safia sera un peu plus volontaire, mais pas trop. Elle doit conserver sa vulnérabilité, sans trop attirer la pitié.

La mère est déchirée entre le désir de soutenir Safia et celui d’obéir à son mari. En faire le portrait relève d’un exercice d’équilibrisme constant; tantôt elle appuie sa fille, tantôt elle se dérobe. Agaçant pour le lecteur qui le goût de lui botter le derrière, mais réaliste, somme toute.

Il aurait été facile de présenter le père comme un gros lourdaud, obstiné et sans cervelle. Mais j’aime développer la psychologie de mes personnages. Quelques voyages dans le temps montreront le mépris que ses parents éprouvaient envers lui. C’est un être tourmenté, complexé, ce qui explique en partie sa foi sans nuance.

Nuance est le mot.

Laurence, l’amie de Safia grandit à Outremont dans une famille aisée. Elle adore Safia, mais elle a l’âme rebelle. Son comportement est parfois chaotique, tant elle cherche à se démarquer. Un personnage complexe. Et elle n’est pas toujours la bonne amie que l’on imagine au début.

Il en faut donc une autre. Je crée donc Charlotte.

Un peu timide, grosses lunettes (je sais, je sais, cliché). Fervente catholique, elle est le complément parfait de Safia. Leur complicité est dans leur foi respective. Les deux se comprennent et ne parlent jamais de religion. Après tout, leur dieu est le même.

Charlotte est vulnérable, elle vit avec un mauvais père. Mais, dans un moment décisif, elle ne trahira pas Safia, et défie un policier. La grandeur des personnes modestes.

Mais où est donc passée Marie-Pier?

Marie-Pier, à l’origine de la nouvelle, et du roman, en mène un peu large; elle est excentrique et se livre à toutes les frivolités. Son rôle est de contraster avec Safia, comme pour souligner à gros traits sa faiblesse.

Mais n’est-ce pas ce que fait Laurence, son autre amie?

Le portrait est trop chargé, le cadre craque de toutes parts, alors je commets l’impensable : je trucide Marie-Pier, qui n’apporte rien à l’histoire. Pas tout à fait. Une petite apparition lors d’un party suffira.

(Rendu à ce stade, j’ai déjà tué un personnage, avant de le ressusciter…)

Ceux qui écrivent me comprendront. Le manuscrit ne ressemble jamais à l’idée de départ, surtout quatre ans après en avoir dressé le plan. Le roman est une version LSD de la nouvelle.

Ainsi en va-t-il des personnages. Ils virevoltent sous nos yeux, prennent une vie propre, nous échappent comme des mouches qu’on essaie de capturer au vol. Le petit vivier de l’auteur s’anime sous ses yeux, avec ses lois propres.

Le zoo semblait complet. Mais non.

Voici Fanny, la copine de Moustafa, le frère de Safia. Je l’ai créée au début du récit. Elle arbore ses habits gothiques sans vergogne : veste de cuir, chaînettes, bottes Doc Martin. Le père la déteste, évidemment.

Mais ensuite, elle s’éclipse, tapie dans l’ombre, attendant son heure. Telle une tigresse, elle surgit un peu avant la fin du récit. Elle en  détourne mon scénario, , impose ses diktats à l’auteur qui, subjugué, lui invente un passé trouble. On découvre qu’elle a échappé à un viol en poignardant un homme. Elle a du cran, mais se dope, mal dans sa peau. Elle pratique les arts martiaux ce qui lui a permis de mâter une mère abusive.

Lorsque Safia fera une fugue et que son père tentera de la retrouver, Fanny interviendra de façon décisive.

Ce n’est pas ce que j’avais prévu au départ, mais Fanny en a décidé autrement.

C’est un peu cela l’expérience d’écrire.

 

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