Encore un roman? Mais vous êtes complètement fou, Mortimer!
Dans les articles précédents, je relatais les affres de l’écriture. Ce bonheur suprême transformé en supplice de la goutte. Un récit qui évolue en méandres capricieux, contre le gré de l’auteur. Ces idées de génie tombées du ciel mais qui mènent à des impasses. Les multiples contradictions qui surgissent en cours de route, sans oublier les anachronismes insidieux rattrapés à la toute dernière lecture, juste avant d’aller présenter notre opus à un éditeur…
Les personnages envahissants qui réorientent toute l’histoire, et ce plan jamais tout à fait respecté, ne sont rien quand on les compare aux doutes et remises en question douloureuses qui assaillent l’auteur.
Le prix de ce labeur étant des lettres de refus polies.
L’auteur qui persévère pourrait se faire traiter de cinglé. Cette épithète est une litote.
Car le feu de la création peut être ramené à des braises apparemment refroidies. C’est fini, l’incendie est éteint et seuls persistent les relents de la combustion, celle des cellules cervicales.
Pourtant, le brasier reprend. En fait, il couve depuis des mois, voire des années. Il s’alimente de vagues projets esquissés sous la forme de quelques notes innocentes enfouies dans une chemise, tout en dessous de la pile.
Naïf, l’auteur n’a pas encore achevé le projet sur lequel il s’esquinte depuis des années, mais s’imagine que les quelques idées qui dorment sur sa table de travail seraient bien plus faciles à concrétiser.
Cette fois-ci, ce ne sera pas un bourbier. Tout est clair, tout est simple. Ça va aller tout seul.
Il oublie qu’il avait les mêmes impressions quand il a entrepris la rédaction de son roman…
Le second opus est déjà amorcé, de la main gauche; le synopsis est écrit, quelques chapitres ont été rédigés quand le premier projet était remis en question.
À présent, il attend la réponse des derniers éditeurs, se promettant de tirer un trait sur le premier roman, après des années de labeur. Sans trop de conviction, il reprend le deuxième projet.
Mais cette fois-ci, il sait ce qui l’attend : pannes d’inspiration, le goût de tout balancer au panier, les appréhensions quant au jugement des éditeurs, des critiques s’il est publié. Il sait que certains personnages vont flipper, tandis que d’autres vont flopper… Aux passages à vide succéderont les épisodes d’hyperactivité…
Pourtant, d’immenses surprises l’attendent.
Pour se remettre dans le bain, il relit la centaine de pages déjà écrites. Il est rassuré : tout se tient. En plus, il est en vacances. Il peut donc enfin consacrer deux ou trois heures quotidiennes à l’écriture. Les astres sont alignés.
Première constatation : les idées sont claires. L’impression de filer comme un train express. Les éléments du récit s’emboîtent comme par magie, le train s’emballe, l’auteur aussi. Wagon tiré par la locomotive de l’inspiration, le voilà débordé.
Le roman s’écrit tout seul. Il fonce comme une flèche vers sa destination. Le transsibérien ne déraille pas; les arrêts en gare sont rares. Les doutes qui l’assaillaient dans le premier livre sont choses du passé. Le récit est tellement limpide qu’il n’y a plus d’hésitation.
L’auteur est tout aussi conscient des failles de son histoire et de ses personnages, mais il ne s’en formalise pas. Après tout, un premier jet est un premier jet. Et déjà, des chapitres imprévus s’insinuent dans la trame rectiligne du récit et donnent plus de consistance aux personnages.
Sidéré, l’auteur constate que les ajouts inévitables des versions subséquentes s’imposent déjà à son esprit dès le premier jet. Le récit commence à s’approfondir. On dirait un prématuré qui veut à tout prix sortir du ventre de la mère.
Le démon tyrannique de l’inspiration finit par ralentir la course folle du train. Il doit à présent emprunter quelques voies secondaires pour étoffer une histoire de moins en moins esquissée. Dans la tête de l’auteur, les détails se bousculent. Il jette des tonnes de notes sur sa tablette papier et les transcrit dès aussitôt en langage romanesque.
Le premier jet est un peu le deuxième.
Que s’est-il donc passé? Le plumitif est une chrysalide qui se mue en auteur expérimenté. Il sait. Le premier jet sera plein de failles; il ne s’en émeut plus. Les autres permettront de dégrossir certains personnages, tandis que le récit s’affinera. On ne peut y arriver du premier coup.
Mais il y a aussi ce temps précieux dilapidé ailleurs. L’été est un moment de grâce. L’auteur s’installe dans son jardin et tape sans relâche, voyant son imaginaire s’aligner en petits caractères malins sur son écran. Et il se livrera à sa passion demain, et après-demain… Tout est tellement plus facile. Il rêve à sa retraite et imagine les piles de romans qu’il pourra enfin écrire. L’un d’entre eux sera publié, c’est certain.
Douce folie.
Parti de Vladivostok, le transsibérien traverse à toute allure les steppes de la Sibérie et finira bien par arriver à Istanbul.