L’idée apparaît saugrenue, surannée, hors propos, pourtant elle séduit l’écrivain que je suis, enfin que je tente de devenir. Comment imaginer un seul instant saisir un stylo pour écrire sa prose, en cette époque fulgurante zébrée par les connections instantanées sur nos écrans, qu’ils soient menus comme celui d’un téléphone (qui n’a plus grand-chose d’un téléphone), ou grand format comme celui d’une tablette; sans parler de celui d’un ordinateur de table.
Pourtant.
Les écrivains du début du siècle dernier ne noircissaient-ils pas des rames de papier pour raconter leurs histoires? Quitte à s’astreindre au remplissage de leur stylo-plume toujours assoiffé. Certains le délaissèrent pour la brutale machine à écrire, venue ponctuer leurs débordements d’imagination en les martelant sur le papier. Tac! Tac! Tac!
Peut-on imaginer aujourd’hui un seul écrivain se servir d’une plume, alors que la magie de l’ordinateur permet de faire disparaître une phrase, un paragraphe, écrits avec un peu trop d’impétuosité? Finies les ratures.
Pourtant.
Le doux grattement de la plume sur le papier revêche vaut presqu’à lui seul le plaisir d’écrire. Non, j’exagère un peu. Que l’on songe à Tolstoï, à Jules Verne et à tous les autres hérauts du dix-neuvième siècle qui écrivaient tout à la main. Ce n’est pas pour rien que l’on parlait de la crampe de l’écrivain.
Vous savez quand les mots se bousculent dans votre tête, que votre muse s’emballe et débite les phrases à un rythme d’enfer, au point de vous étourdir, de vous faire perdre le fil, car les idées se télescopent dans votre tête dans un carambolage cacophonique. Douce euphorie. Alors, écrire à la plume, vous n’y pensez pas! Seul un ordi peut permettre de soutenir un tel rythme.
Bien entendu, j’écris sur mon portable pour une multitude de raisons d’ordre pratique : vitesse, corrections aisées, recherche d’un nom oublié dans le manuscrit, substitution d’un terme plus littéraire à un mot trop banal. La liste des avantages s’allonge à l’infini. Mais le portable fouette l’écrivain comme le galérien qu’il devient; il impose un rythme. Son curseur clignote d’impatience quand l’auteur tente de souffler, rassemble ses idées, cherche le filon de l’inspiration. L’ordi est muet, certes, mais il observe l’écrivain d’un oeil critique, l’asperge d’une lueur blanche menaçante qui doit être criblée au plus vite de petits caractères noirs.
Cet appétit cybernétique me dérange parfois. Je me sens bousculé, obligé de noircir mes pages, quitte à sacrifier un peu le style, pour gagner un temps précieux. La relecture se chargera du reste…
Mais il existe une autre façon d’écrire, aujourd’hui oubliée.
Lorsque je me sens particulièrement détendu, que j’ai le goût de tutoyer à nouveau mon récit, de le faire mijoter à feu doux, de le humer, de laisser ses effluves titiller mon inspiration, eh bien je saisis ma plume.
Le choix de l’instrument a son importance. Prendre un de ces bâtonnets de plastique que l’on voit à la caisse de tous les dépanneurs relève de l’hérésie. Même ces plumes plus coûteuses, parfois hors de prix, qui laissent un trait gras comme une vomissure sont indignes d’un écrivain sérieux. Non, ce qu’il lui faut c’est le stylo-plume, que l’on appelle faussement plume-fontaine, autre calque de l’anglais. Le grattement inimitable de sa pointe métallique fait gémir le papier et laisse un trait noble derrière lui. Une banale description devient tout à coup une fresque; un dialogue prend tout son sens lorsque la plume ne tyrannise pas son auteur, qu’elle lui laisse tout le temps de réfléchir. Les mots hystériques qu’il aurait tapés à toute vitesse sur son clavier s’apaisent, tirent parfois leur révérence pour laisser entrer de lointains cousins, absents depuis de longues années. L’auteur respire au rythme de sa plume. Il n’efface plus rageusement les trois dernières phrases pondues trop vite, crachées, que dis-je.
Non. Avec son stylo-plume, il tisse son histoire avec d’élégantes arabesques. Son imagination devient de somptueuses volutes azur qui ensorcèlent le papier. Là, toutes les cabrioles sont permises, et le texte s’anime doucement, au chant du papier.
La plume nous réapprend à écrire.
Superbe!
Ça me donne presque envie de revenir au stylo-plume, que j’ai utilisé tout au long du scondaire (je fréquentais une école de bonnes soeurs).