La crise des majuscules

Le français vit une crise des majuscules qui n’a pas son égal dans d’autres langues. Cette parcimonie dans l’utilisation de la capitale a peut-être fait son temps.

Pour compliquer le tout, le français se livre à un déroutant jeu de bascule qui fait varier la position de la majuscule en fonction du type d’entité dont il est question. Est-ce vraiment utile?

Le point sur la question.

Victor Hugo disait que la majuscule est un coup de chapeau. Elle souligne à grand trait l’importance d’une lettre, d’une expression. Toute personne qui maitrise l’anglais, l’allemand ou des langues latines constate rapidement un écart avec le français.

Sur le plan des majuscules, la langue de Shakespeare joue les pères Noël : la capitale tombe dans le discours comme la première neige.

Et pour cause! Le rôle de la majuscule, c’est justement de mettre en évidence. La prolifération des capitales en anglais ne doit pas laisser croire qu’il y a plus d’éléments à souligner qu’en français. C’est plutôt notre langue qui est timide, trop timide diront certains.

Les toponymes

La façon d’écrire les toponymes en est un bel exemple. En français, on écrit la mer Adriatique. Le générique mer ne prend pas la capitale, car il s’agit d’une mer parmi d’autres dont le nom est Adriatique. Pour le francophone, le nom propre commence à l’élément spécifique.

Pourtant, l’anglophone écrit Adriatic Sea et ne s’en porte pas plus mal. En toute logique, on peut avancer que l’appellation constitue un tout et doit s’écrire avec les majuscules. Pourquoi dissocier le générique du spécifique? Les deux vont ensemble, donc double majuscule.

D’autres langues latines suivent la logique du français. Ainsi, l’italien écrit mar Adreatico et l’espagnol mar Adriático.

Monuments et édifices publics

Cette logique est également respectée pour les monuments et édifices publics, du moins en français.

La statue de la Liberté

La chapelle Sixtine

Il faut avouer que ces graphies étonnent. Le réflexe naturel n’est-il pas de désigner une entité en commençant par la majuscule? On serait porté à écrire la Statue de la liberté, la Chapelle sixtine.

Ici, les langues sœurs ne suivent pas l’exemple du français. En italien :

La Statua della Libertà

La Cappella Sistina

Espagnol et italien s’encanaillent même au point d’adopter la double majuscule, impensable en français. En effet, des graphies comme la Statue de la Liberté et la Chapelle Sixtine seraient considérées comme fautives et dignes d’un article glané dans les bas-fonds de la Grande Toile (double majuscule).

Les voies de communication

On observe en français les mêmes réticences en ce qui a trait aux voies de communication.

Le boulevard des Forges

La rue des Champs-Élysées

Encore une fois, espagnol et italien s’entendent comme larrons en foire :

La Calle de Recoletos

El Paseo del Prado

La Via Veneto

Il Canal Grande

Les entités administratives

Les exemples précédents ne sont pas représentatifs de la logique du français. Dans l’immense majorité des cas, notre langue attribue une capitale au premier mot, soit à l’élément générique.

Tout naturellement, on écrira la Direction de la correspondance. La forme elliptique sera la Correspondance. Ainsi, on peut différencier l’ensemble du courrier de la direction qui s’en occupe. Certains ouvrages, dont Le français au bureau et le Ramat de la typographie font valoir que la majuscule, dans ce cas, est superflue. Bien entendu, si on dit que la correspondance a fait des heures supplémentaires, on comprend tout de suite que ce ne sont pas les lettres qui ont travaillé tard…

Les noms de ministères

Compte tenu de ce qui précède, on s’attendrait à lire le Ministère des affaires étrangères. Pourtant ce n’est pas l’usage au Canada. On assiste encore une fois à un cas de logique inversée. En fait, il y a plusieurs logiques possibles.

Le ministère des Affaires étrangères (Gouvernement fédéral).

Le Ministère des Affaires étrangères (Académie française).

Le ministère des affaires étrangères (Journal Le Monde)

Le Ministère des affaires étrangères (Journal Le Figaro)

Intéressant de noter que l’Académie recommande la double majuscule… Cette double majuscule qui apparaît pourtant impensable ailleurs…

Le Figaro ne fait qu’appliquer la logique retenue pour d’autres entités administratives. En effet, pourquoi enlever la majuscule au générique quand il s’agit d’un ministère, alors qu’elle s’applique pour un service?

Quant au journal Le Monde, il a décidé d’aller dans le sens de la simplicité. Son étêtage des noms de ministères va dans le sens de la simplicité – à mon sens outrancière – qu’il pratique en écrivant la seconde guerre mondiale. Simplicité reprise en chœur par les médias français qui écrivent sans majuscule le nom des formations politiques – qui sont pourtant bel et bien des organisations officielles : le parti démocrate, le parti communiste.

Autres hiatus

Je pourrais dresser une longue liste de hiatus quant à l’utilisation de la majuscule en français, mais la lecture de ce billet en deviendrait fastidieuse. Pour résumer, on peut soutenir qu’illogisme et arbitraire règnent en maitre.

Pour cette dernière rubrique, contentons-nous de quelques amuse-gueules…

Le mot État, lorsqu’il désigne un gouvernement, prend la majuscule initiale, alors qu’en anglais on écrit souvent state sans majuscule… Dans ce cas, la majuscule trouve son utilité en distinguant le substantif de synonymes plus généraux.

Les titres de lois, règlements, décrets prennent la majuscule. Il en va de même avec accord. Par exemple, l’Accord de libre-échange nord-américain… En toute logique, on devrait écrire le Traité de l’Atlantique Nord. Eh bien non, c’est le traité de l’Atlantique Nord. Oui, vous avez bien lu.

L’Organisation du traité de Varsovie allait dans le même sens, sa forme populaire faisant l’économie de la majuscule initiale : le pacte de Varsovie. Nous avons donc un Accord, un traité et un pacte…

En français, l’arbitraire a ses caprices. On rogne sans cesse sur la majuscule; pourtant, des appellations officielles n’hésitent pas à se dévergonder. Pensons à l’Organisation internationale du Travail; à l’Organisation mondiale de la Santé.

Plus près de chez nous, la Banque Nationale a certainement plus de gueule sur une marquise ou dans un contrat que la timorée Banque nationale, qui perd son élan novateur au premier coin de rue. Ici, rien d’original, les raisons sociales ayant tendance à adopter plusieurs majuscules.

Les hiatus deviennent folie furieuse sur la planète Web, où l’on ne sait plus où donner de la majuscule. Les amateurs de variations sur un même thème apprécieront la multiplicité des graphies pour le mont du Temple, décliné en quatre saveurs : Mont du temple, Mont du Temple, mont du temple… Essayez l’esplanade des Mosquées, c’est également très divertissant.

Simplifier le régime des majuscules

Comme on l’a vu dans les exemples précédents, les cas de double majuscule sont plus fréquents que les ouvrages de typographie peuvent le laisser croire. Les francophones prennent des libertés avec le corset des règles capricieuses imposées dans les grammaires et les ouvrages de typographie.

Certaines organisations commerciales ou officielles se livrent à des acrobaties dignes du Cirque du Soleil (encore une double majuscule!) pour contourner les règles officielles et donner un peu de relief à leur nom.

Comme je l’ai souvent dit dans mes cours, en français, tout ce qui pourrait être simple est compliqué; et tout ce qui est compliqué l’est encore plus que vous ne le croyez.

Pourtant des solutions simples pourraient être adoptées, si seulement la moindre velléité de simplifier le français ne se heurtait pas à une fin de non-recevoir en Europe.

La solution la plus simple serait de mettre la majuscule au premier mot d’une appellation quelle qu’elle soit. C’est d’ailleurs ce que nous faisons dans l’immense majorité des cas. Les toponymes, noms de monuments, etc., emboiteraient le pas.

Nous aurions ainsi :

L’Océan Pacifique

Le Mont Blanc

La Mer Morte

La Rue des Hirondelles

La Place de l’Opéra

L’Église du Saint-Sépulcre

La Fontaine de Trevi

Vous ne trouvez pas que ces graphies ressortent davantage que les versions amputées proposées dans les ouvrages de typographie?

En adoptant la double majuscule, le français se moderniserait de deux façons.

1) Il cesserait ce ridicule jeu de bascule qui met la majuscule tantôt au premier mot, tantôt au deuxième et parfois nulle part (Le Service de la comptabilité, le monument aux Morts, la guerre froide).

2) Certaines appellations comporteraient plusieurs majuscules. Et alors? Cela se fait en anglais, en portugais, en allemand, en suédois, etc. Où est le problème?

En fait, la vraie question à se poser est la suivante : qu’est-ce que l’économie de majuscule apporte au français? Plus de précision? Plus d’élégance?

La réponse est simple : rien.

Les distinctions subtiles qui frappent les majuscules en français compliquent la grammaire inutilement. En y mettant un terme, le français rejoindrait enfin les autres langues occidentales.

***

Autres articles sur la majuscule :

Les noms de guerres, de révolutions et de périodes historiques

Les partis politiques.

12 réflexions sur « La crise des majuscules »

  1. Vous faites une impasse sur la structure : si l’anglais met des majuscules partout, c’est surtout parce dans cette langue les mots importants viennent en dernier.
    par exemple dans le groupe nominal « North Atlantic Treaty Organization »
    L’ordre d’importance est 4 3 2 1 ou D C B A
    En français et dans la plupart des langues latines en revanche, l’ordre d’importance est inverse : « Organisation du traité de l’Atlantique Nord » (où Atlantique Nord est considéré comme un nom propre).
    L’ordre d’importance est 1 2 3 4 ou A B C D.
    D’ailleurs en cas de redondance, les trois termes qui constituent le complément du nom (génitif) peuvent être omis en cas de répétition (ce qui ce fait rarement en anglais, mais beaucoup plus en français), et on peut écrire le nom commun en tant que tel :
    « L’OTAN a déclaré dans un rapport que les ressources se feraient de plus en plus rares dans cette région. L’organisation a étudié les données disponibles pour les dix dernières années… »
    Rappelons que l’anglais n’est pas une langue latine, c’est une langue germanique. Or il est amusant de remarquer qu’en allemand, tous les substantifs prennent une majuscule. Mais ce n’est pas une caractéristique des langues germaniques apparemment.

    1. Finement analysé !
      Je n’avais pas encore lu cette interprétation mais elle permet de comprendre la logique anglaise et la souplesse du français en comparaison. Il faut bien que notre langue très analytique — et donc plus longue à écrire — ait quelques avantages…

  2. J’admire votre esprit d’analyse, mais je ne souscris pas à vos conclusions. Du reste, les sources de référence françaises comme l’Académie (un groupe d’écrivains et non de linguistes ou terminologues) et le Monde (un média) sont sans valeur. C’est comme si vous vous appuyiez sur l’Union des écrivains du Québec et Le Devoir pour justifier vos traductions. Valorisons plutôt le travail et les recommandations de l’OQLF, et basons nos choix linguistiques sur celles-ci. D’ailleurs, la Banque de dépannage linguistique donne de judicieuces et claires indications en matière de majuscule/minuscule.

  3. « Ici, rien d’original, les raisons sociales ayant tendances à adopter plusieurs majuscules. »

    Il me semble que « tendance » reste au singulier dans cette locution?

  4. Vous faites une erreur. L’Académie ne recommande nullement la majuscule à « ministère ». Aucune des occurrences de « ministère des Affaires étrangères » dans son dictionnaire ne la comporte.

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