J’ai publié à la fin mai un texte exposant mes impressions d’un
voyage au Japon. Cet exercice s’est révélé difficile, car souvenirs et émotions
s’entrechoquaient dans ma tête. Tout n’était que chaos, dans une certaine
mesure.
Je me permets de relater un incident à mon sens très
révélateur de la mentalité nippone. Pour voyager en Orient, il faut être bien
au fait de la psychologie et des valeurs des gens que l’on visite. Cette
connaissance m’a en fin de compte été très utile.
Le onsen
Je séjourne dans un ryokan, une auberge traditionnelle
japonaise. Les chambres sont dépouillées. Il y a une table basse pour prendre
le thé, un petit bureau et un futon pour dormir. Le plancher est un tatami et
le visiteur doit retirer ses chaussures avant d’entrer. Des pantoufles
spéciales sont utilisées pour pénétrer dans la salle de bain. Ces pantoufles ne
doivent pas être portées ailleurs dans la chambre. Vous n’y pensez pas?
Un kimono m’attend dans le garde-robe et je l’endosse
immédiatement. C’est en quelque sorte l’uniforme que les clients de l’auberge
portent un peu partout, que ce soit au restaurant, dans les boutiques ou les
couloirs.
Dans un ryokan, on peut généralement prendre les eaux. Le
bain thermal est une véritable cérémonie dont chaque étape doit être
scrupuleusement respectée. Les Japonais accordent beaucoup d’importance à la
propreté.
Avant d’aller au bain, je dépose mes biens précieux comme le
passeport et l’appareil photo dans un coffre-fort dans ma chambre. Je me dirige
ensuite (en kimono) vers le vestiaire pour me changer. Une vieille dame passe
la serpillière un peu partout sans jamais regarder personne… Premier
étonnement, car les femmes et les hommes ne prennent jamais les eaux ensemble.
Je range mes vêtements dans un casier et le verrouille avec
la clé. Cette dernière s’attache au poignet. Flambant nu, je me dirige vers les
bains. Mais avant de mettre les pieds dans l’eau, il faut d’abord se laver
rigoureusement. Ici, pas question de prendre une douche rapide, comme en
Occident. Non, on s’assoit sur un petit banc de plastique. On s’asperge d’eau
chaude, on se récure, on se shampooine, on se rince et on recommence. Aller
directement dans la piscine sans se laver serait d’une grossièreté…
Me voilà aseptisé. Je descends les marches avec précaution;
l’eau est brûlante. Très brûlante en fait. Pourtant, j’adore la chaleur, mais au
bout de dix minutes je me sens en ébullition. Affaibli par le décalage horaire
costaud (13 heures) et par des nuits incomplètes, je me sens vulnérable. En
face de moi, un Japonais austère regarde les murs, nullement incommodé.
Entretemps, un collègue voyageur se joint à moi. Gêné, il me
demande ce qu’il faut faire avant de tremper le gros orteil dans la lave en
fusion. Se laver, mon cher, se laver.
Je sors de l’eau faire mes ablutions avant de partir. Un drame
se prépare.
L’incident
Je récupère mes affaires dans le casier du vestiaire. La
dame âgée poursuit son manège, totalement indifférente au va-et-vient précédant
le souper. Je me demande si elle prend un bain en rentrant chez elle.
Retour vers la chambre, toujours en kimono et avec toutes
mes affaires. Je flotte dans les corridors; l’appétit creuse; un repas
traditionnel japonais nous attend en bas. Avant de descendre, je décide de
récupérer mon passeport et mon appareil-photo, rangés dans le coffre-fort de la
chambre. Je suis tellement distrait que je crains de les oublier là demain
matin, au départ. Autant les reprendre pendant que j’y pense.
Drame. Je n’ai plus la clé. Impossible d’ouvrir le
coffre-fort. Je l’ai sûrement oubliée dans le vestiaire du onsen. Angoissé, j’y
retourne. Fin brutale de la zénitude. Tétanisé, j’ouvre les portes de tous les
casiers près duquel j’ai rangé mes affaires tantôt. Rien. Le vide intersidéral.
Je regarde un peu partout autour mais ne trouve rien.
Dans le brouillard de mon esprit et des eaux thermales, je
crois me souvenir d’avoir bizarrement rangé la clé quelque part dans la
chambre. Décision stupide bien entendu, mais l’épuisement du voyage explique en
partie mon étourderie. Le fait que j’égare continuellement mes objets ne vient
pas arranger les choses.
Je me livre à une inspection en règle de la chambre qui
aurait fait rougir les experts de la police. La clé a filé à la japonaise… Les
conjectures se bousculent dans ma tête comme autant de plaques tectoniques… L’aurai-je
perdue dans le corridor? À moins que quelqu’un l’ait trouvée dans le vestiaire?
Je me console en pensant que les Japonais sont d’une honnêteté
irréprochable. Si quelqu’un a trouvé la clé, il l’a sûrement rapportée à la
réception. Il y a de l’espoir.
Disparition mystérieuse
Je descends souper et fais part de l’incident à notre guide
japonaise, Masako. Son visage impassible n’arrive pas à dissimuler l’agacement
qui la saisit : un grain de sable vient de se glisser dans la mécanique
parfaitement huilée du voyage.
Elle m’amène tout de suite au comptoir de réception où je
comprends très vite par ses commentaires mesurés et une certaine raideur encore
plus raide que d’habitude que nous sommes au bord de l’incident diplomatique.
Quand on fréquente un hôtel au Japon, on ne perd pas ses
clés. Ça ne se fait pas. Je viens de mettre tout le monde dans l’embarras. Nous
frisons l’incident diplomatique.
Le dialogue nippon avec le gentilhomme malgré tout souriant
de la réception est assez bref. Masako se tourne vers moi et me dit que l’on va
surveiller la situation et que si quelqu’un trouve la clé, il va sans doute possible
la rapporter. Je suis bien sûr qu’elle n’est pas dans la chambre, n’est-ce pas?
L’homme de la réception sourit et me salue. Le feu de son
sourire est glacé : je l’ai mis dans l’embarras. Je retourne manger mes
sushis. En rentrant à la chambre je procède à une nouvelle fouille en règle et
profère quelques jurons en japonais.
Humiliation
Le lendemain matin, force est de constater que la clé n’a
pas été rapportée. Je suis honteux, penaud, piteux. Si j’avais un sabre à
portée de la main je me ferais seppuku. Masako parlemente de nouveau avec une
réceptionniste qui me jette un bref regard. Ecce homo, pense-t-elle sûrement.
Moi je songe à Louis XVI : « Sire, ils ont voté la mort. » La
guide m’annonce que je devrai rembourser le prix de la clé, soit la coquette
somme de 5000 yens, soit 65 dollars canadiens.
Je sens que tout le monde à l’hôtel est à la fois contrarié
et surpris par cet incident. Bien sûr, ils sont tout sourire, s’inclinent
devant moi, comme toujours. Je leur rends la pareille, mais le vernis de cette
politesse impeccable est maintenant craquelé. Bon débarras que je suis,
pensent-ils sûrement.
Non je n’ai pas pris de bain matinal, réponds-je à un
collègue au déjeuner. J’avais trop peur de m’oublier dans l’eau.
Nous quittons le ryokan pour une autre destination dans les Alpes
japonaises. Nous séjournons dans un hôtel traditionnel, cette fois,-ci et je
déballe mes affaires. Encore une fois, je fourrage dans le sac à dos que l’organisateur
du voyage nous a remis à Dorval. On n’en finit jamais de classer nos affaires
lorsqu’on se déplace. J’ouvre toutes les pochettes et en découvre une que je n’avais
pas remarquée.
La clé fugitive me salue gaiement : konichiwa. Elle
est là la délinquante. Fidèle, elle m’a suivi à l’autre destination. « Non,
je ne te laisse pas tomber, moi. »
Je me questionne sur ma santé mentale. Cacher une clé de
coffre-fort dans un sac qui reste dans la chambre. Pas tout à fait l’idée du
siècle. J’ai sans doute craint de la perdre au vestiaire, alors pourquoi ne pas
la dissimuler dans mes bagages? C’est le krach boursier de mon quotient intellectuel.
Apparemment, mon problème est résolu. Mais je me vois mal
expliquer la situation à Masako… Je songe à rapporter la clé au Canada et à la
renvoyer par la poste avec une lettre d’excuse. Tiens, tant qu’à y être,
pourquoi ne pas la garder en souvenir? La faire monter sur un présentoir par un
joaillier?
Je ne me sens pas le courage de passer aux aveux, du moins
pas tout de suite. La plaie est trop vive. Le soir venu, j’en discute avec ma
conjointe par Messenger et elle me dit que je ne peux quand même pas garder
cette clé. Elle a raison.
J’aurai besoin d’une autre journée avant de trouver un moyen
de dénouer cette impasse et de sauver la face.
Sauver la face
Parce que c’est de cela qu’il s’agit, aussi bien de mon côté
que de celui de la guide.
Je l’ai bien observée. Elle me plait beaucoup. L’horaire des
journées est réglé comme du papier à musique. Si l’autocar repart à 11 heures,
il repart à 11 heures, comme les trains rapides japonais. Les passagers ont une
minute pour descendre car il ne saurait être question que le train soit en
retard à Osaka. Inimaginable.
Cette organisation à la germanique (j’ai vécu en Allemagne)
me ravit. Notre petit groupe se pointe comme un bataillon à l’heure dite et l’horaire
ne souffre d’aucun retard. J’aime les gens organisés.
L’humour japonais est assez différent du nôtre. Souvent,
Masako prenait les choses au premier degré, notamment quand je lui ai demandé
si à Kyoto elle se vêtirait en geisha. Réponse : « Non, ce ne serait
pas authentique. » Pourtant, elle entendait à rire, bien que ce ne fût pas
son trait le plus dominant. La fin du voyage allait révéler une femme plus
chaleureuse et généreuse qu’il n’apparaissait au premier abord.
Les Japonais, comme les autres Orientaux, sont très orgueilleux.
Il ne faut jamais chercher à humilier une autre personne. C’est très mal vu. Le
discours est très respectueux et les Japonais utilisent toutes sortes de
circonlocutions pour s’exprimer. Par exemple, on ne dira jamais à un ami qu’il
sera impossible d’assister à la soirée qu’il organise. « C’est malheureusement
impossible, j’ai un autre engagement. » est beaucoup trop brutal. On
répondra : « Ce sera difficile. » ou quelque chose du genre.
Ce trait de caractère s’avérera finalement très utile pour
moi.
J’avais résolu d’informer Masako de mon étourderie, quitte à
passer pour une variété de passereau. Le surlendemain de l’incident, je me
décide donc à lui parler. Lorsque je lui montre ma clé, son visage s’éclaire
insensiblement. Elle a l’air de dire « Tiens, nous y voilà. » Elle n’est
pas consciente du trouble qu’elle provoque chez moi.
Pour me sortir d’impasse, j’utilise ma connaissance sommaire
de la mentalité japonaise et, en quelque sorte, la manipule.
« Vous savez, Masako, dans cette affaire je suis très
humilié. Je n’ai pas l’air très intelligent… » Suivent la fatigue, les
nuits incomplètes…
J’ai fait mouche, elle comprend. Surtout ne pas humilier le
voyageur repentant que je suis. Elle doit réparer la situation. Et elle s’y
met. Les choses s’organisent vite dans sa tête.
Tout d’abord prévenir le ryokan que la clé a été retrouvée.
Ensuite venir avec moi ce soir au bureau de poste. Nous allons poster la clé et
l’hôtel remboursera les 5000 yens. L’efficacité nipponne, jawohl.
Au bureau de poste, le préposé dit à Masako que les frais de
port s’élèvent à 500 yens. On lui donne une enveloppe matelassée qui servira de
catafalque à cette clé si précieuse. Masako me demande avec délicatesse si elle
doit écrire l’adresse du ryokan sur l’enveloppe. Je lui réponds que son
japonais est meilleur que le mien… Elle sourit et me dis que je peux m’en
aller, elle se charge du reste.
L’incident est clos.
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